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LES MARTYRS.

c’est un grand mal pour l’homme d’arriver trop tôt au bout de ses désirs et de parcourir dans quelques années les illusions d’une longue vie.

« Un jour, plein des plus sombres pensées, je traversois un quartier de Rome peu fréquenté des grands, mais habité par un peuple pauvre et nombreux. Un édifice d’un caractère grave et d’une construction singulière frappa mes regards. Sous le portique, plusieurs hommes debout et immobiles paroissoient plongés dans la méditation.

« Tandis que je cherchois à deviner quel pouvoit être ce monument, je vis passer à mes côtés un homme originaire de la Grèce, comme moi naturalisé Romain. C’étoit un descendant de Persée, dernier roi de Macédoine. Ses aïeux, après avoir été traînés au char de Paul-Émile, devinrent simples greffiers à Rome. On m’avoit jadis fait remarquer au coin de la rue Sacrée, sous un chétif abri, cette grande dérision de la fortune : j’avois causé quelquefois avec Perséus. Je l’arrêtai donc pour lui demander à quel usage étoit destiné le monument que je considérois. — C’est, me répondit-il, le lieu où je viens oublier le trône d’Alexandre : je suis chrétien. Perséus franchit les marches du portique, passa au milieu des catéchumènes, et pénétra dans l’enceinte du temple. Je l’y suivis plein d’émotion.

« Les mêmes disproportions qui régnoient au dehors de l’édifice se faisoient remarquer au dedans ; mais ces défauts étoient rachetés par le style hardi des voûtes et l’effet religieux de leurs ombres. Au lieu du sang des victimes et des orgies qui souillent l’autel des faux dieux, la pureté et le recueillement sembloient veiller au tabernacle des chrétiens. À peine le silence de l’assemblée étoit-il interrompu par la voix innocente de quelques enfants que des mères portoient dans leurs bras.

« La nuit approchoit ; la lumière des lampes luttoit avec celle du crépuscule, répandue dans la nef et le sanctuaire. Des chrétiens prioient de toutes parts à des autels retirés ; on respiroit encore l’encens des cérémonies qui venoient de finir et l’odeur de la cire parfumée des flambeaux que l’on venoit d’éteindre.

« Un prêtre, portant un livre et une lampe, sortit d’un lieu secret, et monta dans une chaire élevée. On entendit le bruit de l’assemblée qui se mettoit à genoux. Le prêtre lut d’abord quelques oraisons sacrées, puis il récita une prière à laquelle les chrétiens réondoient à demi-voix de toutes les parties de l’édifice. Ces réponses uniformes, revenant à des intervalles égaux, avoient quelque chose de touchant, surtout lorsqu’on faisoit attention aux paroles du pasteur et à la condition du troupeau.