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LIVRE V.

« Jeunes seigneurs, dit-il en se hâtant de nous tirer de notre surprise, me le pardonnerez-vous ? J’étois assis dans ce monument 15 lorsque vous êtes arrivés, et j’ai entendu malgré moi vos discours. Puisque je sais maintenant votre histoire, je veux vous raconter la mienne ; elle pourra vous être utile, peut-être y trouverez-vous un remède aux maux dont vous vous plaignez. »

« Sans attendre notre réponse, l’étranger, avec une noble familiarité, prit place au milieu de nous et parla de la sorte :

« Je suis le solitaire chrétien du Vésuve 16, dont vous pouvez avoir entendu parler, puisque je suis l’unique habitant du sommet de cette montagne. Je viens quelquefois visiter le tombeau de l’Africain ; en voici la raison : lorsque ce grand homme, retiré à Literne, se consoloit par la vertu de l’injustice de sa patrie, des pirates descendirent sur ce rivage 17 ; ils attaquèrent la maison de l’illustre exilé, sans savoir quel en étoit le possesseur. Déjà ils avoient escaladé les murs, quand des esclaves accourus au bruit se mirent en devoir de défendre leur maître. « Comment ! s’écrient-ils, vous osez violer la maison de Scipion ! » À ce nom, les pirates, saisis de respect, jetèrent leurs armes, et, demandant pour toute grâce qu’il leur fût permis de contempler le vainqueur d’Annibal, ils se retirèrent pleins d’admiration après l’avoir vu.

« Thraséas, mon aïeul, d’une noble famille de Sicyone, se trouvoit avec ces pirates. Enlevé par eux dans son enfance, il avoit été contraint de servir sur leurs vaisseaux. Il se cacha dans la maison de Scipion, et quand les pirates se furent éloignés, il se jeta aux pieds de son hôte, et lui conta son aventure. L’Africain, touché de son sort, le renvoya dans sa patrie ; mais les parents de Thraséas étoient morts pendant sa captivité, et leur fortune avoit été dissipée. Mon aïeul revint trouver son libérateur, qui lui donna une petite terre auprès de sa maison de campagne et le maria à la fille d’un pauvre chevalier romain. Je suis descendu de cette famille : vous voyez que j’ai une raison légitime d’honorer le tombeau de Scipion.

« Ma jeunesse fut orageuse. J’essayai de tout, et je me dégoûtai de tout. J’étois éloquent, je fus célèbre, et je me dis : Qu’est-ce que cette gloire des lettres, disputée pendant la vie, incertaine après la mort, et que l’on partage souvent avec la médiocrité et le vice ? Je fus ambitieux, j’occupai un poste éminent, et je me dis : Cela valoit-il la peine de quitter une vie paisible, et ce que je trouve remplace-t-il ce que je perds ? Il en fut ainsi du reste. Rassasié des plaisirs de mon âge, je ne voyois rien de mieux dans l’avenir, et mon imagination ardente me privoit encore du peu que je possédois. Jeunes seigneurs,