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LIVRE V.

Mais, au lieu de vérité et de paix dans nos tendresses, nous ne rencontrions qu’imposture, larmes, jalousie, indifférence. Tour à tour infidèles ou trahis, la femme que nous devions bientôt aimer devoit être celle que nous aimerions toujours. Il manquoit à l’autre certaine grâce du corps ou de l’âme, qui avoit empêché notre attachement d’être durable. Et quand nous avions trouvé l’idéal objet de nos songes, notre cœur se lassoit de nouveau, nos yeux s’ouvroient sur des défauts inattendus, et bientôt nous étions réduits à regretter notre première victime. Tant de sentiments incomplets ne nous laissoient que des images confuses, qui troubloient nos plaisirs du moment, en ramenant au milieu de nos jouissances une foule de souvenirs qui les combattoient. C’est ainsi qu’au milieu de nos félicités nous n’étions que misère, parce que nous avions abandonné ces pensées vertueuses qui sont la vraie nourriture de l’homme, et cette beauté céleste qui peut seule combler l’immensité de nos désirs.

« La bonté de la Providence fit tout à coup briller un éclair de la grâce au milieu des ténèbres de nos âmes : le ciel permit que la première pensée de religion nous vînt de l’excès même de nos plaisirs, tant les voies de Dieu sont inexplicables !

« Un jour, errant aux environs de Baïes 10, nous nous trouvâmes auprès de Literne[a]. Le tombeau de Scipion l’Africain frappa tout à coup nos regards : nous approchâmes avec respect. Le monument s’élève au bord de la mer. Une tempête a renversé la statue qui le couronnoit. On lit encore cette inscription sur la table du sarcophage :

« INGRATE PATRIE, TU N’AURAS PAS MES OS. »

« Nos yeux s’humectèrent de larmes au souvenir de la vertu et de l’exil du vainqueur d’Annibal. La grossièreté même du sépulcre, si frappante auprès des superbes mausolées de tant d’hommes inconnus qui couvrent l’Italie, servoit à redoubler notre attendrissement. Nous n’osâmes pas nous reposer sur le tombeau même, mais nous nous assîmes à sa base, gardant un religieux silence, comme si nous eussions été au pied de l’autel. Après quelques moments de méditation, Jérôme éleva la voix et nous dit :

« Amis, les cendres du plus grand des Romains me font vivement sentir notre petitesse et l’inutilité d’une vie dont je commence à être accablé. Je sens qu’il me manque quelque chose. Depuis longtemps je ne sais quel instinct voyageur me poursuit : vingt fois le jour, je suis prêt à vous dire adieu, à porter mes pas errants sur la terre. Le prin-

  1. Patria.