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LES MARTYRS.

car l’ambition de Constantin me semble être l’espérance du monde.

« Un bain voluptueux nous attendoit après ces courses. Aglaé nous offroit au milieu de ses jardins un repas long et délicat. Le banquet du soir étoit préparé sur une terrasse au bord de la mer, parmi des orangers en fleur. La lune nous prêtoit son flambeau ; elle paroissoit sans voile au milieu des astres comme une reine au milieu de sa cour ; sa vive clarté faisoit pâlir la flamme qui brille au sommet du Vésuve ; et, peignant d’azur la fumée rougie du volcan, elle dessinoit un arc-en-ciel dans la nuit. Le beau phénomène, la face du paisible luminaire, les côtes de Surrentum[1], de Pompéia et d’Héraclée[2], se réfléchissoient dans les vagues, et l’on entendoit au loin, sur la mer, la chanson du pêcheur napolitain.

« Nous remplissions alors nos coupes d’un vin exquis trouvé dans les celliers d’Horace, et nous buvions aux trois sœurs de l’Amour, filles de la Puissance et de la Beauté. Le front couronné d’ache toujours verte et de roses qui durent si peu, nous nous excitions à jouir de la vie par la considération de sa brièveté.

« Il faudra quitter cette terre, cette maison chérie, cette maîtresse adorée. De tous les arbres plantés de nos mains, nul, hormis l’odieux cyprès, ne suivra dans la tombe son maître d’un jour. »

« Nous chantions ensuite sur la lyre nos passions criminelles :

« Loin d’ici, bandelettes sacrées, ornements de la pudeur, et vous, longues robes, qui cachez les pieds des vierges, je veux célébrer les larcins et les heureux dons de Vénus ! Qu’un autre traverse les mers, qu’il amasse les trésors de l’Hermus et du Gange, ou qu’il cherche de vains honneurs dans les périls de la guerre : pour moi, je mets toute ma renommée à vivre esclave de la beauté qui m’enchante. Que j’aime le séjour des champs, les prés émaillés, les bords des fleuves ! Qui me laissera passer ma vie sans gloire au fond des forêts ? Quel plaisir de suivre Délie dans nos campagnes, de lui porter dans mes bras l’agneau qui vient de naître ! Si pendant la nuit les vents ébranlent ma chaumière, si la pluie tombe en torrent sur mon toit… »

« Mais pourquoi, seigneurs, continuerois-je à vous peindre le désordre de trois insensés ? Ah ! parlons plutôt des dégoûts attachés à ces choses si vides de bonheur ! Ne croyez pas que nous fussions heureux au milieu de ces voluptés trompeuses. Une inquiétude indéfinissable nous tourmentoit. Notre bonheur eût été d’être aimés aussi bien que d’aimer, car on veut trouver la vie dans ce qu’on aime.

  1. Sorrente.
  2. Ou Herculanum.