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LIVRE V.

se jette sur les marches d’un temple, et dort sans souci de l’avenir aux pieds des statues de ses dieux.

« Pourriez-vous croire, seigneurs, que nous étions assez insensés pour envier le sort de ces hommes, et que cette vie sans prévoyance et sans lendemain nous sembloit le comble du bonheur ! C’étoit souvent l’objet de nos entretiens lorsque, pour éviter les ardeurs du midi, nous nous retirions dans la partie du palais bâtie sous la mer. Couchés sur des lits d’ivoire, nous entendions murmurer les vagues au-dessus de nos têtes. Si quelque orage nous surprenoit au fond de ces retraites, les esclaves allumoient des lampes pleines du nard le plus précieux d’Arabie. Alors entroient de jeunes Napolitaines qui portoient des roses de Pœstum dans des vases de Nola 4 ; tandis que les flots mugissoient au dehors, elles chantoient en formant devant nous des danses tranquilles qui me rappeloient les mœurs de la Grèce : ainsi se réalisoient pour nous les fictions des poètes ; on eût cru voir les jeux des néréides dans la grotte de Neptune.

« Aussitôt que le soleil, se retirant vers le tombeau de la nourrice d’Énée 5, mettoit une partie du golfe de Naples à l’ombre du mont Pausilippe, les trois amis se séparoient. Jérôme, qu’entraînoit l’amour de l’étude, alloit consulter le rivage où Pline fut la victime du même amour, interroger les cendres d’Herculanum, chercher la cause des bruits menaçants de la solfatare. Augustin, un Virgile à la main, parcouroit les bords que chanta ce poëte immortel, le lac Averne, la grotte de la Sibylle, l’Achéron, le Styx, l’Elysée ; il se plaisoit surtout à relire les malheurs de Didon, au tombeau du tendre et beau génie qui raconta la touchante histoire de cette reine infortunée.

« Plein de la noble ardeur de s’instruire, le prince Constantin m’invitoit à le suivre aux monuments consacrés par les souvenirs de l’histoire. Nous faisions dans un esquif le tour du golfe de Baies : nous retrouvions les ruines de la maison de Cicéron 6, nous reconnoissions le lieu du naufrage d’Agrippine, la plage où elle se sauva, le palais où son fils attendoit le succès du parricide, et plus loin la demeure où cette mère tendit aux meurtriers les flancs qui avoient porté Néron. Nous visitions à Caprée les souterrains témoins de la honte de Tibère. « Ah ! qu’on est malheureux, disoit Constantin, d’être le maître de l’univers et d’être forcé, par la conscience de ses crimes, à s’exiler soi-même sur ce rocher ! »

« Des sentiments si généreux dans l’héritier de Constance, et peut-être de l’empire romain, me rendoient plus cher le prince protecteur et compagnon de ma jeunesse. Aussi ne laissois-je échapper aucune occasion de réveiller les idées ambitieuses au fond de son cœur,