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LIVRE IV.

les divers étages, je me repose, un peu calmé, sur un siège au premier rang. Je veux oublier, par la vue de cet édifice païen, et la proscription divine et la religion de mes pères. Vains efforts ! là même un Dieu vengeur se présente à mon souvenir. Je songe tout à coup que cet édifice est l’ouvrage d’une nation dispersée, selon la parole de Jésus-Christ. Étonnante destinée des enfants de Jacob ! Israël, captif de Pharaon, éleva les palais de l’Egypte ; Israël, captif de Vespasien, bâtit ce monument de la puissance romaine ! Il faut que ce peuple, même au milieu de toutes ses misères, ait la main dans toutes les grandeurs 52.

« Tandis que je m’abandonnois à ces réflexions, les bêtes féroces enfermées dans les loges souterraines de l’amphithéâtre se mirent à rugir 53 : je tressaillis, et, jetant les yeux sur l’arène, j’aperçus encore le sang des infortunés déchirés dans les derniers jeux. Un grand trouble me saisit : je me figure que je suis exposé au milieu de cette arène, réduit à la nécessité de périr sous la dent des lions, ou de renier le Dieu qui est mort pour moi ; je me dis : « Tu n’es plus chrétien, mais, si tu le redevenois un jour, que ferois-tu ? »

« Je me lève, je me précipite hors de l’édifice ; je remonte sur mon char, je regagne ma demeure. Toute la nuit la terrible question de ma conscience retentit au fond de mon sein. Aujourd’hui même cette scène se retrace souvent à ma mémoire comme si j’y trouvois quelque avertissement du ciel. »

Après avoir prononcé ces mots, Eudore cesse tout à coup de parler. Les yeux fixes, l’air ému, il paroît frappé d’une vision surnaturelle. L’assemblée, surprise, garde le silence, et l’on n’entend plus que le murmure du Ladon et de l’Alphée, qui baignent le double rivage de l’île. La mère d’Eudore, effrayée, se lève. Le jeune chrétien, revenu à lui-même, s’empresse de calmer les inquiétudes maternelles en reprenant ainsi son discours.


fin du livre quatrième.