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LES MARTYRS.

sauvage ; son regard est à la fois timide et féroce ; ses lèvres épaisses sont presque toujours entr’ouvertes par un sourire vif et cruel ; ses cheveux rares et inflexibles, qui pendent en désordre, semblent n’appartenir en rien à cette chevelure que Dieu jeta comme un voile sur les épaules du jeune homme et comme une couronne sur la tête du vieillard. Je ne sais quoi de cynique et de honteux respire dans tous les traits du sophiste : on voit que ses ignobles mains porteroient mal l’épée du soldat, mais qu’elles tiendroient aisément la plume de l’athée ou le fer du bourreau.

« Telle est la laideur de l’homme quand il est, pour ainsi dire, resté seul avec son corps, et qu’il renonce à son âme.

« Une offense que je reçus d’Hiéroclès 44, et que je repoussai de manière à le couvrir de confusion aux yeux de toute la cour, alluma contre moi dans son cœur une haine implacable. Il ne pouvoit, d’ailleurs, me pardonner la bienveillance de Dioclétien et l’amitié du fils de Constance. L’amour-propre blessé, l’envie excitée, ne lui laissèrent pas un moment de repos qu’il n’eût trouvé l’occasion de me perdre, et cette occasion ne tarda pas à se présenter.

« Hélas ! j’étois pourtant bien peu digne d’envie ! trois ans passés à Rome dans les désordres de la jeunesse avoient suffi pour me faire presque entièrement oublier ma religion. J’en vins même à cette indifférence qu’on a tant de peine à guérir, et qui laisse moins de ressources que le crime. Toutefois les lettres de Séphora et les remontrances des amis de mon père troubloient souvent ma fausse sécurité.

« Parmi les hommes qui conservoient à Lasthénès un fidèle souvenir étoit Marcellin, évêque de Rome 45 et chef de l’Église universelle. Il habitoit le cimetière des chrétiens, de l’autre côté du Tibre, dans un lieu désert, au tombeau de saint Pierre et de saint Paul 46. Sa demeure, composée de deux cellules, étoit appuyée contre le mur de la chapelle du cimetière. Une sonnette suspendue à l’entrée de l’asile du repos annonçoit à Marcellin l’arrivée des vivants ou des morts. On voyoit à sa porte, qu’il ouvroit lui-même aux voyageurs, les bâtons et les sandales des évêques qui venoient de toutes les parties de la terre lui rendre compte du troupeau de Jésus-Christ. Là se rencontroient et Paphnuce de la haute Thébaïde 47, qui chassoit les démons par sa parole ; et Spyridion de l’île de Chypre, qui gardoit les moutons et faisoit des miracles, et Jacques de Nisibe, qui reçut le don de prophétie ; et Osius, confesseur de Cordoue ; et Archéloüs de Caschares, qui confondit Manès ; et Jean, qui répandit dans la Perse la lumière de la foi ; et Frumentius, qui fonda l’Église d’Ethiopie ; et Théophile,