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LIVRE IV.

les douleurs. Lorsque le christianisme éclata dans l’empire romain, tout étoit plein d’esclaves ou de princes abattus : le monde entier demandoit des consolations ou des espérances.

« Disposée à la sagesse par les leçons de l’adversité et par la simplicité des mœurs arcadiennes, ma famille fut la première dans la Grèce à embrasser la loi de Jésus-Christ. Soumis à ce joug divin, je passai les jours de mon enfance au bord de l’Alphée et parmi les bois du Taygète. La religion, tenant mon âme à l’ombre de ses ailes, l’empêchoit, comme une fleur délicate, de s’épanouir trop tôt, et, prolongeant l’ignorance de mes jeunes années, elle sembloit ajouter de l’innocence à l’innocence même.

« Le moment de mon exil arriva. J’étois l’aîné de ma famille, et j’avois atteint ma seizième année ; nous habitions alors nos champs de la Messénie. Mon père, dont j’allois prendre la place, avoit obtenu, par une faveur particulière, la permission de revenir en Grèce avant mon départ : il me donna sa bénédiction et ses conseils. Ma mère me conduisit au port de Phères, et m’accompagna jusqu’au vaisseau. Tandis qu’on déployoit la voile, elle levoit les mains au ciel, en offrant à Dieu son sacrifice. Son cœur se brisoit à la pensée de ces mers orageuses et de ce monde plus orageux encore que j’allois traverser, navigateur sans expérience. Déjà le navire s’avançoit dans la haute mer, et Séphora restoit encore avec moi afin d’encourager ma jeunesse, comme une colombe apprend à voler à son petit lorsqu’il sort pour la première fois du nid maternel. Mais il lui fallut me quitter ; elle descendit dans l’esquif qui l’attendoit attaché au flanc de notre trirème. Longtemps elle me fit des signes du bord de la barque qui la reportoit au rivage : je poussois des cris douloureux, et quand il me devint impossible de distinguer cette tendre mère, mes yeux cherchoient encore à découvrir le toit où j’avois été nourri et la cime des arbres de l’héritage paternel.

« Notre navigation fut longue : à peine avions-nous passé l’île de Théganuse qu’un vent impétueux du couchant nous obligea de fuir dans les régions de l’aurore jusqu’à l’entrée de l’Hellespont. Après sept jours d’une tempête qui nous déroba la vue de toutes les terres, nous fûmes trop heureux de nous réfugier vers l’embouchure du Simoïs, à l’abri du tombeau d’Achille. Quand la tempête fut calmée, nous voulûmes remontera l’occident ; mais le constant zéphyr que le Bélier céleste amène des bords de l’Hespérie, repoussa longtemps nos voiles : nous fûmes jetés tantôt sur les côtes de l’Éolide, tantôt dans les parages de la Thrace et de la Thessalie. Nous parcourûmes cet archipel de la Grèce, où l’aménité des rivages, l’éclat de la lumière,