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LES MARTYRS.

se saluèrent avec gravité, et se promenèrent ensuite sur le penchant des monts, en s’entretenant de la sagesse antique : tel l’Arcadien Évandre conduisit Anchise 4 aux bois de Phénée, lorsque Priam, alors heureux, vint chercher sa sœur Hésione à Salamine ; ou tel le même Évandre, exilé au bord du Tibre, reçut l’illustre fils de son ancien hôte 5, quand la fortune eut rassasié de malheurs le monarque d’Ilion.

Démodocus ne tarda pas à paroître ; il étoit suivi de Cymodocée, plus belle que la lumière naissante sur les coteaux de l’orient.

Dans le flanc de la montagne qui dominoit la demeure de Lasthénès s’ouvroit une grotte, retraite accoutumée des passereaux et des colombes : c’étoit là qu’à l’imitation des solitaires de la Thébaïde, Eudore se renfermoit pour verser les larmes de la pénitence. On voyoit suspendu au mur de cette grotte un crucifix, et au pied de ce crucifix des armes, une couronne de chêne obtenue dans les combats et des décorations triomphales. Eudore commençoit à sentir renaître au fond de son cœur un trouble qu’il n’avoit que trop connu. Effrayé de son nouveau péril, toute la nuit il avoit poussé des cris vers le ciel. Quand l’aurore eut dissipé les ténèbres, il lava la trace de ses pleurs dans une source pure, et, se préparant à quitter sa grotte, il chercha par la simplicité de ses vêtements à diminuer l’éclat de sa beauté : il attache à ses pieds des brodequins gaulois formés de la peau d’une chèvre sauvage ; il cache son cilice sous la tunique d’un chasseur ; il jette sur ses épaules et ramène sur sa poitrine la dépouille d’une biche blanche 6 : un pâtre cruel avoit renversé d’un coup de fronde cette reine des bois, lorsqu’elle buvoit, avec son faon, au bord de l’Achéloüs. Eudore prend dans sa main gauche deux javelots de frêne ; il suspend à sa main droite une de ces couronnes de grains de corail dont les vierges martyres ornoient leurs cheveux en allant à la mort 7 : couronnes innocentes, vous serviez ensuite à compter le nombre des prières que les cœurs simples répétoient au Seigneur ! Armé contre les bêtes des forêts et contre les attaques des esprits de ténèbres, Eudore descend du haut des rochers, comme un soldat chrétien de la légion thébaine 8 qui rentre au camp après les veilles de la nuit. Il franchit les eaux d’un torrent, et vient se joindre à la petite troupe qui l’attendoit au bas du verger. Il porte à ses lèvres le bord du manteau de Cyrille ; il reçoit la bénédiction paternelle, et s’incline, en baissant les yeux, devant Démodocus et Cymodocée. Toutes les roses du matin se répandirent sur le front de la fille d’Homère. Bientôt Séphora et ses trois filles sortirent modestement du gynécée. Alors l’évêque de Lacédémone, s’adressant au fils de Lasthénès :

« Eudore, dit-il, vous êtes l’objet de la curiosité de la Grèce chré-