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« Le Tasse, le plus célèbre poëte épique des temps modernes, enleva à son tour des fragments aux Grecs et aux Latins. Ses héros furent, autant que son sujet le lui permettoit, une copie de ceux d’Homère. Il fit passer dans sa Jérusalem des tableaux, des comparaisons, des descriptions, tellement imitées de Virgile, qu’on reconnoît la construction et l’expression même du poëte latin jusque dans le nouvel idiome dans lequel elles ont été transportées. La Bible lui fournit aussi des fragments, et c’est ainsi qu’il légua à M. de Chateaubriand l’exemple d’une seconde véritable mosaïque.

« Milton vint ensuite, et prit dans le quatrième livre du Tasse le sujet de son Paradis perdu. Il copia le fameux discours de Satan, qui commence par ces mots : Tartarei Numi ; il emprunta d’un comique italien quelques pensées qu’il jugea dignes de son sujet ; il ne craignit pas de s’approprier ce qu’il trouva de bon dans la tragédie de Grotius, intitulée Adam exilé. La Sarcotée, mauvais poëme d’un jésuite allemand nommé Masenius, lui fournit quelques centaines de vers ; il puisa dans la Bible plus que tout autre, et son poëme fut la troisième véritable mosaïque.

« Il me seroit aisé de pousser cet examen jusqu’au Télémaque de Fénelon, et même à La Henriade de Voltaire ; mais je crois en avoir assez dit. Lorsqu’un écrivain traite un sujet sur lequel d’autres se sont déjà exercés, il y a certaines idées principales qui doivent nécessairement se présenter, qui par là même sont à tout le monde. Les poëtes ne diffèrent entre eux sur ce point que par les couleurs dont ils ornent leurs tableaux. Personne d’ailleurs avant les censeurs des Martyrs ne leur a contesté le privilége de transporter dans leurs ouvrages les beautés de ceux qui les ont précédés, pourvu qu’ils sachent se les rendre propres par la manière dont ils les emploient.

« On sait, dit M. de La Harpe, que faire passer ainsi dans sa langue les beautés d’une langue étrangère a toujours été regardé comme une des conquêtes du génie ; et pour juger si cette conquête est aisée, il n’y a qu’à se rappeler ce que disoit Virgile, qu’il étoit moins difficile de prendre à Hercule sa massue que de dérober un vers à Homère. »

« Longin, dans son Traité du Sublime, va plus loin encore que

    Virgile ; Octavius Avitus composa plusieurs volumes des seuls vers pillés et des passages des divers auteurs imités par ce grand poëte. On sait généralement que Virgile a traduit Homère ; mais on ne sait pas jusqu’à quel point cela est porté. Si on entreprenoit de vérifier les imitations, la plume à la main, je ne sais pas s’il resteroit vingt vers de suite, je ne dis pas seulement à L’Énéide, mais encore aux Bucoliques et aux Géorgiques. Qu’est-ce que tout cela prouve contre Virgile ? Rien du tout.