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monde, mais couronnés de gloire dans le ciel, les autres illustres sur la terre, mais privés de la gloire divine. J’aurai célébré dans sa personne ces pauvres que Galérius faisoit jeter dans la mer, ces milliers de chrétiens attachés à des gibets, brisés par des roues, déchirés par des ongles de fer : sublimes victimes, qui, ne prononçant à la mort que le nom de Jésus-Christ, ont laissé leurs propres noms inconnus aux hommes : Stat nominis umbra !

Je passe à l’objection touchant le but de l’ouvrage.

Dans aucune épopée le résultat de l’action n’est plus souvent indiqué que dans Les Martyrs. L’Énéide est la fondation de l’empire romain : Virgile en dit un mot au commencement de son poëme, ensuite Jupiter explique à Vénus la suite des destins d’Énée ; mais après le premier livre il est à peine question de ces destins. Si vous retrouvez les Romains sur le bouclier d’Énée et dans les champs Élysées, ce ne sont que de beaux épisodes, ce n’est point une marche directe vers le but que le poëte a d’abord marqué. À chaque pas, au contraire, le triomphe de la religion est rappelé dans Les Martyrs : il est annoncé dans l’exposition ; il est prédit dans le ciel ; je répète en vingt endroits que Constantin régnera sur les nations devenues chrétiennes, que l’ambition de ce prince est l’espoir du monde ; j’avertis sans cesse que l’enfer sera confondu. Dans le dernier livre, Michel, en précipitant les démons dans l’abîme, déclare que leur empire est passé, que le règne du Christ est établi. Eudore en allant au supplice prophétise le règne de Constantin ; et Galérius, en se rendant à l’amphithéâtre, apprend que Constantin proclamé césar marche à Rome, et s’est déclaré chrétien. Jamais rien fut-il plus clair, plus précis ? Toutefois, j’ai cru devoir céder encore à la critique : après ces mots, les dieux s’en vont, j’ai ajouté quelques lignes qui justifient mieux le second titre de l’ouvrage : Galérius meurt ; Constantin arrive à Rome : il venge les martyrs ; il reçoit la dignité d’auguste sur la tombe d’Eudore, et la religion chrétienne est proclamée religion du monde romain.

Cette nouvelle conclusion satisfera surtout ceux qui, daignant applaudir aux Martyrs, ne leur reprochoient qu’une seule chose : c’étoit d’intéresser le lecteur aux scènes d’une action privée, plutôt qu’au développement d’une action publique. Mais en contentant sur ce point quelques esprits éclairés, je dois dire toutefois que l’action publique n’est point une règle de l’épopée ; il seroit même aisé de prouver la vérité contraire. Toute action fondement de l’épopée, du moins de l’épopée telle qu’elle existe dans L’Iliade, L’Odyssée, L’Énéide et le Télémaque, tient à une action publique ; mais cette action en elle-même est une action privée. Ainsi la colère d’Achille n’est point la journée