sible au chrétien le plus scrupuleux de s’en plaindre ; à plus forte raison à des critiques qui visiblement ne sont pas fort chrétiens.
Si j’examine ensuite le caractère de l’autre héroïne des Martyrs, je vois que Cymodocée a trouvé grâce aux yeux de la plupart des critiques ; mais on s’écrie : « Cymodocée ne meurt pas chrétienne ; elle meurt pour son époux. »
Je ne m’attendois pas à ce reproche. Si je croyois mériter quelque louange, c’étoit précisément par ce côté. Des hommes faits pour avoir une opinion en littérature en avoient jugé ainsi. Quoi ! on voudroit que Cymodocée, à peine âgée de seize ans, élevée toute sa vie dans le paganisme, ayant à peine reçu au milieu des persécutions quelques instructions chrétiennes, on voudroit qu’elle fût tout à coup aussi ferme dans la foi qu’une sainte Félicité ou qu’une sainte Eulalie ! On a vu, dit-on, de pareils miracles. D’accord ; mais en poésie il faut suivre la règle :
Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.
Ce mélange de timidité et de fermeté, d’ignorance et de lumières ; ces
hésitations d’une femme demi-païenne, demi-chrétienne, qui confond
dans son amour et sa religion nouvelle et son nouvel époux, sont des
traits qu’il m’étoit impossible d’omettre, si je voulois conserver la
vraisemblance du caractère. Cymodocée subitement inspirée, renversant
les idoles, demandant le martyre, bravant les bourreaux, maudissant
la religion de son père, eût été le comble de l’absurdité en fait
d’art et de mœurs. Outre que la violence ne plaît point dans les
femmes, et qu’en général on aime peu les héroïnes, Cymodocée eût
encore offert le grand inconvénient d’une ressemblance parfaite avec
Eudore. Que fût-il resté à celui-ci, si la fille d’Homère eût lutté avec
lui de courage et de zèle ? Cymodocée meurt, c’est assez. Dieu accepte
le sacrifice de cette colombe : son ingénuité et son innocence seront
comptées pour ce qui manque à la perfection de sa foi. Tous les saints
ne vont pas au ciel par la même vertu : les uns brillent par la charité,
les autres éclatent par la simplicité du cœur. Il ne faut pas croire aussi
que tous les martyrs apportent au combat la même ardeur et la même
force : on a vu dans les forêts du Canada de jeunes missionnaires
pousser des cris dans l’excès des tourments que leur faisoient souffrir
les sauvages, tandis qu’auprès d’eux un vieil apôtre expiroit sans faire
entendre d’autres soupirs que ceux de l’amour divin[1]. Faites de Cymo-
- ↑ Voyez l’histoire du père Brébeuf et de son jeune compagnon, citée dans le Génie du Christianisme, d’après l’Histoire de la Nouvelle-France, par Charlevoix.