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chacun leur nom, et leur donnoit des hommes plutôt à engloutir qu’à dévorer ; et quand il voyoit déchirer les membres de ces malheureux, il se mettoit à rire. Sa table étoit toujours abreuvée de sang humain. Le feu étoit le supplice de ceux qui n’étoient pas constitués en dignité. Non-seulement il y avoit condamné les chrétiens, il avoit de plus ordonné qu’ils seroient brûlés lentement. Lorsqu’ils étoient au poteau, on leur mettoit un feu modéré sous la plante des pieds, et on l’y laissoit jusqu’à ce qu’elle fût détachée des os. On appliquoit ensuite des torches ardentes sur tous leurs membres, afin qu’il n’y eût aucune partie de leur corps qui n’eût son supplice particulier. Durant cette effroyable torture, on leur jetoit de l’eau sur le visage et on leur en faisoit boire, de peur que l’ardeur de la fièvre ne hâtât leur mort, qui pourtant ne pouvoit être différée longtemps, car quand le feu avoit consumé toute leur chair, il pénétroit jusqu’au fond de leurs entrailles. Alors on les jetoit dans un grand brasier, pour achever de brûler ce qui restoit encore de leur corps. Enfin, on réduisoit leurs os en poudre et on les jetoit dans la rivière ou dans la mer.

« Mais le cens qu’on exigea des provinces et des villes causa une désolation générale[1]. Les commis, répandus partout, faisoient les recherches les plus rigoureuses ; c’étoit l’image affreuse de la guerre et de la captivité. On mesuroit les terres, on comptoit les vignes et les arbres, on tenoit registre des animaux de toutes espèces, on prenoit les noms de chaque individu : on ne faisoit nulle distinction des bourgeois et des paysans. Chacun accouroit avec ses enfants et ses esclaves ; on entendoit résonner les coups de fouet ; on forçoit, par la violence des supplices, les enfants à déposer contre leur père, les esclaves contre leur maître, les femmes contre leur mari. Si les preuves manquoient, on donnoit la question aux pères, aux maris, aux maîtres, pour les faire déposer contre eux-mêmes ; et quand la douleur avoit arraché quelque aveu de leur bouche, cet aveu étoit réputé contenir la vérité. Ni l’âge ni la maladie ne servoient d’excuse : on faisoit apporter les infirmes et les malades ; on fixoit l’âge de tout le monde ; on donnoit des années aux enfants, on en ôtoit aux vieillards : ce n’étoit partout que gémissements, que larmes. Le joug que le droit de la guerre avoit fait imposer aux peuples vaincus par les Romains, Galère voulut l’imposer aux Romains mêmes ; peut-être fut-ce parce que Trajan avoit puni par l’imposition du cens les révoltes fréquentes des Daces, dont Galère étoit descendu. On payoit de plus une taxe par tête, et la liberté de respirer s’achetoit à prix d’argent. Mais on ne se fioit pas toujours aux mêmes commissaires : on en envoyoit d’autres, dans l’espérance qu’ils feroient de nouvelles découvertes. Au reste, qu’ils en eussent fait ou non, ils doubloient toujours les taxes, pour montrer qu’on avoit eu raison de les employer. Cependant les animaux périssoient, les hommes mouroient : le fisc n’y perdoit rien, on payoit pour ce qui ne vivoit plus, en sorte qu’on ne pouvoit ni vivre ni mourir gratuitement. Les men-

  1. Le cens étoit une imposition sur les personnes, sur les bêtes, sur les terres labourables, sur les vignes et les arbres fruitiers.