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et des fureurs des Pélopides, soit que je fusse réellement frappé par la vérité, les terres me parurent incultes et désertes, les montagnes sombres et nues ; sorte de nature féconde en grands crimes et en grandes vertus. Je visitai les restes du palais d’Agamemnon, les débris du théâtre et d’un aqueduc romain ; je montai à la citadelle : je voulois voir jusqu’à la moindre pierre qu’avoit pu remuer la main du roi des rois.

« Qui peut se vanter de jouir de quelque gloire auprès de ces familles chantées par Homère, Eschyle, Sophocle, Euripide et Racine ? Et quand on voit pourtant, sur les lieux, combien peu de chose reste de ces familles, on est merveilleusement étonné.

 

« Je laissai la forêt de Némée à ma gauche, et j’arrivai à Corinthe par une espèce de plaine semée de montagnes isolées et semblables à l’Acro-Corinthe, avec lequel elles se confondent. Nous aperçûmes celui-ci longtemps avant d’y arriver, comme une masse irrégulière de granit rougeâtre, avec une ligne de murs sur son sommet. Le village de Corinthe est au pied de cette citadelle.

 

« Nous quittâmes Corinthe à trois heures du matin. Deux chemins conduisent de cette ville à Mégare : l’un traverse les monts Géraniens, par le milieu de l’isthme ; l’autre côtoie la mer Saronique, le long des roches Scironiennes. On est obligé de suivre le premier, afin de passer la grand’garde turque placée aux frontières de la Morée. Je m’arrêtai à l’endroit le plus étroit de l’isthme, pour contempler les deux mers, la place où se donnoient les jeux, et pour jeter un dernier regard sur le Péloponèse.

« Nous entrâmes dans les monts Géraniens, plantés de sapins, de lauriers et de myrtes. Perdant de vue et retrouvant tour à tour la mer Saronique et Corinthe, nous atteignîmes le sommet des monts. Nous descendîmes à la grand’garde. Je montrai mon firman du pacha de Morée ; le commandant m’invita à fumer la pipe et à boire le café dans sa baraque.

 

« Trois heures après nous arrivâmes à Mégare. Je n’y demandai point l’école d’Euclide ; j’aurois mieux aimé y découvrir les os de Phocion ou quelque statue de Praxitèle et de Scopas. Tandis que je songeois que Virgile, visitant aussi la Grèce, fut arrêté dans ce lieu par la maladie dont il mourut, on vint me prier d’aller visiter une malade.

« Les Grecs, ainsi que les Turcs, supposent que tous les Francs ont des connoissances en médecine et des secrets particuliers. La simplicité avec laquelle ils s’adressent à un étranger, dans leurs maladies, a quelque chose de touchant et rappelle les anciennes mœurs : c’est une noble confiance de l’homme envers l’homme. Les sauvages en Amérique ont le même usage. Je crois que la religion et l’humanité ordonnent dans ce cas au voyageur de se prêter à ce qu’on attend de lui : un air d’assurance, des paroles de consolation, peuvent quelquefois rendre la vie à un mourant et mettre toute une famille dans la joie.