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dix années coule en flots de pourpre dans une coupe d’or, et les dons de Cérès, que Triptolème fit connoître aux pieux Arcas, remplacent le gland dont se nourrissoient jadis les Pélasges, premiers habitants de l’Arcadie 4.

Cependant Démodocus ne peut goûter avec joie les honneurs de l’hospitalité ; il brûle d’arriver chez Lasthénès. Déjà la nuit couvroit les chemins de son ombre : on sépare la langue de la victime 5, on fait les dernières libations à la mère des songes, ensuite on conduit le prêtre d’Homère et la prêtresse des Muses sous un portique sonore, où des esclaves avoient préparé de molles toisons.

Démodocus attend avec impatience le retour de la lumière.

« Ma fille, disoit-il à Cymodocée, qu’une puissance inconnue privoit aussi du sommeil, malheur à ceux que la pitié ou une vive reconnoissance n’arracha jamais au pouvoir de Morphée. Il n’est pas permis d’entrer dans les temples des dieux avec du fer 6 ; on n’entrera point dans l’Élysée avec un cœur d’airain. »

Aussitôt que l’aurore eut éclairé de ses premiers rayons l’autel de Jupiter qui couronne le mont Lycée 7, Démodocus fit attacher les mules à son char. En vain le généreux Ancée veut retenir son hôte ; le prêtre d’Homère part avec sa fille. Le char roule à grand bruit hors des portiques ; il prend sa course vers le temple d’Eurynome, caché dans un bois de cyprès 8 ; il franchit le mont Élaïus ; il dépasse la grotte où Pan retrouva Cérès 9, qui refusoit ses bienfaits aux laboureurs, et qui pourtant se laissa fléchir par les Parques, une seule fois favorables aux mortels.

Les voyageurs traversent l’Alphée au-dessous du confluent du Gorthynius, et descendent jusqu’aux eaux limpides du Ladon 10. Là se présente une tombe antique, que les nymphes des montagnes avoient environnée d’ormeaux 11 : c’étoit celle de cet Arcadien pauvre et vertueux, d’Aglaüs de Psophis 12, que l’oracle de Delphes déclara plus heureux que le roi de Lydie. Deux chemins partoient de cette tombe : l’un serpentoit le long de l’Alphée, l’autre s’élevoit dans la montagne.

Tandis qu’Évémon délibéroit en lui-même s’il suivroit l’une ou l’autre route, il aperçut un homme déjà sur l’âge, assis auprès du tombeau d’Aglaüs. La robe dont cet homme étoit vêtu ne différoit de celle des philosophes grecs 13 que parce qu’elle étoit d’une étoffe blanche commune : il avoit l’air d’attendre les voyageurs dans ce lieu, mais il ne paraissoit ni curieux ni empressé.

Lorsqu’il vit le char s’arrêter, il se leva, et s’adressant à Démodocus :

« Voyageur, dit-il, demandez-vous votre chemin, ou venez-vous