Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/361

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


19e. — page 18.

Cet horizon, unique sur la terre, rappeloit le triple souvenir de la vie guerrière, etc.

Toute cette description de la Messénie est de la dernière exactitude. Elle est faite sur les lieux mêmes, et je n’ai rien retranché, rien ajouté au tableau. Un critique, qui m’a traité d’ailleurs avec politesse, trouve cette phrase singulière : « Dessinent dans les vallons comme des ruisseaux de fleurs ; » mais l’expression paroîtra, je crois, très-juste à tous ceux qui auront visité les lieux. Je n’ai pu rendre autrement ce que je voyois ; presque tous les fleuves, ou plutôt les ruisseaux de la Grèce, sont à sec pendant l’été. Leurs lits se remplissent alors de lauriers-roses, de gatiliers, de genêts odorants. Ces arbustes, plantés dans le fond du ravin, ne montrent que leurs têtes au-dessus du sol ; et comme ils suivent les sinuosités du torrent desséché où ils croissent, leurs cimes fleuries, qui serpentent ainsi au milieu d’une terre brûlée, dessinent réellement à l’œil des ruisseaux de fleurs. Le passage suivant de mon Itinéraire servira de commentaire à ma description de la Messénie :

« Il faisoit encore nuit quand nous quittâmes Modon, autrefois Méthone, en Messénie. (Le vaisseau qui m’avoit pris à Trieste m’avoit débarqué à Modon.) Je croyois encore errer dans les déserts de l’Amérique : même solitude, même silence. Nous traversâmes des bois d’oliviers, en nous dirigeant au midi. Au lever de l’aurore, nous nous trouvâmes sur les sommets aplatis de quelques montagnes arides, où nous marchâmes pendant deux heures. Ces sommets, labourés par des torrents, avoient l’air de guérets abandonnés. Le jonc marin et une espèce de bruyère épineuse et fleurie y croissoient par touffes ou par bouquets. De gros caïeux de lis de montagnes, déchaussés par les pluies, paroissoient çà et là à la surface de la terre. Nous découvrîmes la mer au travers d’un bois d’oliviers clair-semés. Nous descendîmes dans un vallon où l’on voyoit quelques champs de doura, d’orge et de coton. Nous traversâmes le lit desséché d’un torrent où croissoient le laurier-rose et l’agnus-castus, joli arbrisseau à feuilles longues, pâles et menues, et dont la fleur lilas, un peu cotonneuse, s’allonge en forme de quenouille. Junon étoit née sous cet arbrisseau, célèbre à Samos. Je cite ces deux arbustes, parce qu’on les retrouve dans toute la Grèce, qu’ils décorent presque seuls ces solitudes, jadis si riantes et si parées, aujourd’hui si nues et si tristes. À propos de torrents desséchés, je dois dire que je n’ai vu dans la patrie de l’Ilissus, de l’Alphée et de l’Érymanthe, que trois fleuves dont l’urne ne fût pas tarie : le Pamysus, le Céphise et l’Eurotas. Il faut qu’on me pardonne encore l’espèce d’indifférence et presque d’impiété avec laquelle j’écrirai souvent les noms les plus célèbres ou les plus harmonieux. On se familiarise malgré soi, en Grèce, avec Thémistocle, Épaminondas, Sophocle. Platon, Thucydide ; et il faut une grande religion pour ne pas franchir le Cythéron, le Ménale ou le Lycée, comme on passe des monts vulgaires.