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peaux des rois vos pères, et qu’une occupation si innocente ne put sauver des terribles mains d’Achille !

Nourrie des plus beaux souvenirs de l’antiquité dans la docte familiarité des Muses, Cymodocée développoit chaque jour de nouveaux charmes. Démodocus, consommé dans la sagesse, cherchoit à tempérer cette éducation toute divine en inspirant à sa fille le goût d’une aimable simplicité. Il aimoit à la voir quitter son luth pour aller remplir une urne à la fontaine, ou laver les voiles du temple au courant d’un fleuve. Pendant les jours de l’hiver, lorsque, adossée contre une colonne, elle tournoit ses fuseaux à la lueur d’une flamme éclatante, il lui disoit :

« Cymodocée, j’ai cherché dès ton enfance à t’enrichir de vertus et de tous les dons des Muses, car il faut traiter notre âme, à son arrivée dans notre corps, comme un céleste étranger que l’on reçoit avec des parfums et des couronnes. Mais, ô fille d’Épicharis, craignons l’exagération, qui détruit le bon sens ; prions Minerve de nous accorder la raison, qui produira dans notre naturel cette modération, sœur de la vérité, sans laquelle tout est mensonge. »

Ainsi de belles images et de sages propos charmoient et instruisoient Cymodocée. Quelque chose des Muses auxquelles elle étoit consacrée avoit passé sur son visage, dans sa voix et dans son cœur. Quand elle baissoit ses longues paupières, dont l’ombre se dessinoit sur la blancheur de ses joues, on eût cru voir la sérieuse Melpomène ; mais quand elle levoit les yeux, vous l’eussiez prise pour la riante Thalie. Ses cheveux noirs ressembloient à la fleur d’hyacinthe, et sa taille au palmier de Délos. Un jour elle étoit allée au loin cueillir le dictame avec son père. Pour découvrir cette plante précieuse, ils avoient suivi une biche blessée par un archer d’Œchalie ; on les aperçut sur le sommet des montagnes : le bruit se répandit aussitôt que Nestor et la plus jeune de ses filles, la belle Polycaste, étoient apparus à des chasseurs dans les bois d’Ira.

La fête de Diane Limnatide approchoit, et l’on se préparoit à conduire la pompe accoutumée sur les confins de la Messénie et de la Laconie. Cette pompe, cause funeste des guerres antiques de Lacédémone et de Messène, n’attiroit plus que de paisibles spectateurs. Cymodocée fut choisie des vieillards pour conduire le chœur des jeunes filles qui dévoient présenter les offrandes à la chaste sœur d’Apollon. Dans la naïveté de sa joie, elle s’applaudissoit de ces honneurs, parce qu’ils rejaillissoient sur son père : pourvu qu’il entendît les louanges qu’on donnoit à sa fille, qu’il touchât les couronnes qu’elle avoit gagnées, il ne demandoit pas d’autre gloire ni d’autre bonheur.