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quelques-unes de ces larmes que Jérémie versoit sur les malheurs de Sion : je vais dire les douleurs de l’Église persécutée !

Et toi, vierge du Pinde, fille ingénieuse de la Grèce, descends à ton tour du sommet de l’Hélicon : je ne rejetterai point les guirlandes de fleurs dont tu couvres les tombeaux, ô riante divinité de la Fable, toi qui n’as pu faire de la mort et du malheur même une chose sérieuse ! Viens, Muse des mensonges, viens lutter avec la Muse des vérités. Jadis on lui fit souffrir en ton nom des maux cruels ; orne aujourd’hui son triomphe par ta défaite, et confesse qu’elle étoit plus digne que toi de régner sur la lyre.

Neuf fois l’Église de Jésus-Christ avoit vu les esprits de l’abîme conjurés contre elle ; neuf fois ce vaisseau, qui ne doit point périr, étoit échappé au naufrage. La terre reposoit en paix. Dioclétien tenoit dans ses mains habiles le sceptre du monde. Sous la protection de ce grand prince, les chrétiens jouissoient d’une tranquillité qu’ils n’avoient point connue jusque alors. Les autels du vrai Dieu commençoient à disputer l’encens aux autels des idoles ; le troupeau des fidèles augmentoit chaque jour ; les honneurs, les richesses et la gloire n’étoient plus le seul partage des adorateurs de Jupiter : l’enfer, menacé de perdre son empire, voulut interrompre le cours des victoires célestes. L’Éternel, qui voyoit les vertus des chrétiens s’affoiblir dans la prospérité, permit aux démons de susciter une persécution nouvelle ; mais par cette dernière et terrible épreuve la croix devoit être enfin placée sur le trône de l’univers, et les temples des faux dieux dévoient rentrer dans la poudre.

Comment l’antique ennemi du genre humain fit-il servir à ses projets les passions des hommes et surtout l’ambition et l’amour ? Muse, daignez m’en instruire. Mais auparavant faites-moi connoître la vierge innocente et le pénitent illustre qui brillèrent dans ce jour de triomphe et de deuil : l’une fut choisie du ciel chez les idolâtres, l’autre parmi le peuple fidèle, pour être les victimes expiatoires des chrétiens et des gentils.

Démodocus étoit le dernier descendant d’une de ces familles Homérides qui habitoient autrefois l’île de Chio, et qui prétendoient tirer leur origine d’Homère. Ses parents l’avoient uni dans sa jeunesse à la fille de Cléobule de Crète, Épicharis, la plus belle des vierges qui dansoient sur les gazons fleuris, au pied du mont Talée, chéri de Mercure. Il avoit suivi son épouse à Gortynes, ville bâtie par le fils de Rhadamante, au bord du Léthé, non loin du platane qui couvrit les amours d’Europe et de Jupiter. Après que la lune eut éclairé neuf fois les antres des Dactyles, Épicharis alla visiter ses troupeaux sur