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point abusé ? Dois-je te croire, ô ma fille, et la vérité auroit-elle cessé de veiller à tes lèvres ? Mais pourquoi m’étonnerois-je de te voir aimée d’un héros ? tu disputerois le prix de la beauté aux nymphes du Ménale, et Mercure t’auroit choisie sur le mont Chélydorée. Apprends-moi donc comment le chasseur arcadien t’a’fait connoître qu’il étoit blessé par le fils de Vénus. »

« Cette nuit même, répondit Cymodocée, je voulois chanter les Muses, pour écarter je ne sais quoi souci de mon cœur. Eudore, comme un de ces songes brillants qui s’échappent par les portes de l’Élysée, m’a rencontrée dans l’ombre. Il a pris ma main ; il m’a dit : « Vierge, je veux que les enfants de tes enfants soient assis pendant sept générations sur les genoux de Démodocus. » Mais il m’a dit tout cela dans son langage chrétien, bien mieux que je ne te le puis raconter. Il m’a parlé de son Dieu. C’est un Dieu qui aime ceux qui pleurent et qui bénit les infortunés. Mon père, ce Dieu m’a charmée : nous n’avons point parmi les nôtres de divinités si douces et si secourables. Il faut que j’apprenne à connoître et à pratiquer la religion des chrétiens, car le fils de Lasthénès ne peut me recevoir qu’à ce prix. »

Lorsque le serein Borée et le vent nébuleux du midi se disputent l’empire des mers, les matelots se fatiguent à présenter tour à tour la voile oblique à la tempête : ainsi Démodocus cède ou résiste aux sentiments contraires qui l’agitent. Il pense avec joie que Cymodocée déposera sur l’autel de l’hymen le rameau stérile de la vestale ; que la famille d’Homère, prête à s’éteindre, verra refleurir autour d’elle de nombreux rejetons. Démodocus aperçoit encore dans le fils de Lasthénès un gendre illustre et honoré, et surtout un protecteur puissant contre le favori de Galérius ; mais bientôt il frémit en songeant que sa fille abandonnera ses dieux paternels, qu’elle sera parjure aux neuf Sœurs, au culte de son divin aïeul.

« Ah, ma fille ! s’écrioit-il en la serrant contre son cœur, quel mélange de bonheur et de larmes ! Que m’as-tu dit ? Comment te refuser, et comment consentir à ce que tu demandes ? Tu quitterois ton père poursuivre un Dieu étranger à nos ancêtres ! Quoi ! nous pourrions avoir deux religions ! nous pourrions demander au ciel des faveurs différentes ! Quand nos cœurs ne font qu’un même cœur, nous cesserions d’avoir un seul et même sacrifice ! »

« Mon père, dit Cymodocée en l’interrompant, je ne te délaisserai jamais ! Jamais mes vœux ne seront différents des tiens ! Chrétienne, je vivrai avec toi près de ton temple, et je redirai avec toi les vers de mon divin aïeul. »