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comment arrêter l’esprit d’une prêtresse des Muses sur un objet aussi vaste ? Toutefois, fille de Démodocus, les austères méditations fortifient dans le cœur du chrétien les attachements légitimes, et en le rendant capable de toutes les vertus, elles le rendent plus digne d’être aimé. »

Cymodocée prêtoit une oreille attentive à ce discours ; je ne sais quoi d’étonnant se passoit au fond de son cœur. Il lui sembloit qu’un bandeau tomboit tout à coup de ses yeux et qu’elle decouvroit une lumière lointaine et divine. La sagesse, la raison, la pudeur et l’amour s’offroient pour la première fois à ses regards dans une alliance inconnue. Cette tristesse évangélique que le chrétien mêle à tous les sentiments de la vie, cette voix douloureuse qu’il fait sortir du sein des plaisirs, achevoient d’étonner et de confondre la fille d’Homère. Eudore lui présentant le crucifix :

« Voilà, lui dit-il, le Dieu de charité, de paix, de miséricorde, et pourtant le Dieu persécuté ! Cymodocée ! c’est sur cette image auguste que je pourrois seulement recevoir votre foi, si vous me jugiez digne de devenir votre époux. Jamais l’autel de vos idoles, jamais le carquois de votre Amour, ne verront l’adorateur du Christ uni à la prêtresse des Muses. »

Quel moment pour la fille d’Homère ! Passer tout à coup des idées voluptueuses de la mythologie à un amour juré sur un crucifix ! Ces mains, qui n’avoient jamais porté que les guirlandes des Muses et les bandelettes des sacrifices, sont chargées pour la première fois du signe redoutable du salut des hommes. Cymodocée, que l’ange des saintes amours a blessée comme Eudore et qu’un charme irrésistible entraîne, promet aisément de se faire instruire dans la religion du maître de son cœur.

« Et d’être mon épouse ! » dit Eudore en pressant les mains de la vierge timide.

« Et d’être ton épouse ! » répéta la jeune fille tremblante.

Doux serment qu’elle prononce devant le Dieu des larmes et du malheur.

Alors on entend sur le sommet des montagnes un chœur qui commençoit la fête des Lupercales. Il chantoit le dieu protecteur de l’Arcadie. Pan, aux pieds de chèvre, l’effroi des Nymphes, l’inventeur de la flûte à sept tuyaux. Ces chants étoient le signal du lever de l’aurore ; elle éclairoit de son premier rayon la tombe d’Épaminondas et la cime du bois Pélagus dans les champs de Mantinée. Cymodocée se hâte de retourner auprès de son père ; Eudore va réveiller Lasthénès.


fin du livre douzième.