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ignorante. Nul ne peut savoir quelque chose s’il n’a été instruit par un maître habile, ou si les dieux eux-mêmes n’ont pris soin d’orner son esprit. Une jeune fille surtout ne sait rien, à moins qu’elle ne soit allée broder des voiles chez ses compagnes ou qu’elle n’ait visité les temples ou les théâtres. Pour moi, je n’ai jamais quitté mon père, prêtre chéri des immortels. Dis-moi, puisqu’on peut aimer dans ton culte, il y a donc une Vénus chrétienne ? A-t-elle un char et des colombes ? Les désirs, les querelles amoureuses, les entretiens secrets, les tromperies innocentes, le doux badinage qui surprend le cœur de l’homme le plus sensé, sont-ils cachés dans sa ceinture ainsi que le raconte mon divin aïeul ? La colère de cette déesse est-elle redoutable ? Force-t-elle la jeune fille à chercher le jeune homme dans la palestre, à l’introduire furtivement sous le toit paternel ? Ta Vénus rend-elle la langue embarrassée ? Répand-elle un feu brûlant, un froid mortel dans les veines ? Oblige-t-elle à recourir à des philtres pour ramener un amant volage à chanter la lune, à conjurer le seuil de la porte ? Toi, chrétien, tu ignores peut-être que l’Amour est fils de Vénus, qu’il fut nourri dans les bois du lait des bêtes féroces, que son premier arc étoit de frêne, ses premières flèches de cyprès, qu’il s’assied sur le dos du lion, sur la croupe du centaure, sur les épaules d’Hercule, qu’il porte des ailes et un bandeau, et qu’il accompagne Mars et Mercure, l’éloquence et la valeur ? »

« Infidèle, répondit Eudore, ma religion ne favorise point les passions funestes, mais elle sait donner par la sagesse même une exaltation aux sentiments de l’âme que votre Vénus n’inspirera jamais. Quelle religion est la vôtre, Cymodocée ? Rien n’est plus chaste que votre âme, plus innocent que votre pensée, et pourtant, à vous entendre parler de vos dieux, qui ne vous croiroit trop habile dans les plus dangereux mystères ? Prêtre des idoles, votre père a cru faire un acte de piété en vous instruisant du culte, des effets et des attributs des passions divinisées. Un chrétien craindroit de blesser l’amour même par des peintures trop libres. Cymodocée, si j’avois pu mériter votre tendresse, si je devois être l’époux choisi de votre innocence, je voudrois aimer en vous moins une femme accomplie que le Dieu même qui vous fit à son image. Lorsque le Tout-puissant eut formé le premier homme du limon de la terre, il le plaça dans un jardin plus délicieux que les bois de l’Arcadie. Bientôt l’homme trouva sa solitude trop profonde, et pria le Créateur de lui donner une compagne. L’Éternel tira du côté d’Adam une créature divine ; il l’appela la femme ; elle devint l’épouse de celui dont elle étoit la chair et le sang. Adam étoit formé pour la puissance et la valeur, Ève pour la soumis-