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je pars pour l’Achaïe. Je vais commencer à punir ces factieux qui blasphèment ton éternité. Mais, César, toi qui es ma fortune et mes dieux, permets que je m’explique avec franchise. Un sage, même au péril de ses jours, doit la vérité tout entière à son prince. Le divin empereur ne montre point encore assez de fermeté contre des hommes odieux. Oserai-je le dire sans attirer sur moi ta colère ? Si des mains affoiblies par l’âge laissent échapper les rênes de l’État, Galérius, vainqueur des Parthes, n’est-il pas digne de monter sur le trône de l’univers ? Mais, ô mon héros ! garde-toi des ennemis qui t’environnent ! Dorothée, chef du palais, est chrétien. Depuis qu’un Arcadien rebelle fut introduit à la cour, l’impératrice même favorise les impies. Le jeune prince Constantin, ô honte ! ô douleur !… »

Hiéroclès s’interrompit brusquement, versa des pleurs, et parut profondément alarmé des périls de César. Il rallume ainsi dans le cœur du tyran ses deux passions dominantes : l’ambition et la cruauté. Il jette en même temps les fondements de sa grandeur future : car Hiéroclès n’étoit point aimé de l’empereur, ennemi des sophistes, et il savoit qu’il n’obtiendroit jamais sous Dioclétien les honneurs qu’il espéroit de Galérius.

Il vole à Tarente, et monte sur la flotte qui le doit porter en Messénie. Il brûle de revoir le rivage de la Grèce : c’est là que respire la fille d’Homère ; c’est là qu’il pourra satisfaire à la fois et son amour pour Cymodocée et sa haine contre les chrétiens. Cependant il cache ses sentiments au fond de son cœur, et, couvrant ses vices du masque des vertus, les mots de sagesse et d’humanité sortent incessamment de sa bouche : telle une eau profonde qui recèle dans son sein des écueils et des abîmes embellit souvent sa surface de l’image et de la lumière des cieux.

Cependant les démons, qui veulent hâter la ruine de l’Église, envoient au proconsul d’Achaïe un vent favorable. Il franchit rapidement cette mer qui vit passer Alcibiade, lorsque l’Italie charmée accourut pour contempler le plus beau des Grecs. Déjà Hiéroclès a vu fuir les jardins d’Alcinoüs et les hauteurs du Buthrotum, lieux voisins immortalisés par les deux maîtres de la lyre. Leucate, où respirent encore les feux de la fille de Lesbos, Ithaque hérissée de rochers, Zacynthe couverte de forêts, Céphallénie aimée des colombes, attirent tour à tour les regards du proconsul romain. Il découvre les Strophades, demeure impure de Céléno, et bientôt il salue les monts lointains de l’Élide. Il ordonne de tourner la proue vers l’orient. Il rase le sablonneux rivage où Nestor offroit une hécatombe à Neptune, quand Télémaque vint lui demander des nouvelles