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phique ; leurs symboles bizarres ou effrontés sont muets pour eux comme pour l’avenir : ainsi la plupart de leurs monuments, les obélisques, les sphinx, les colosses, ont perdu leurs rapports avec l’histoire et les mœurs. Tout est changé sur ces bords, hors la superstition consacrée par le souvenir des ancêtres : elle ressemble à ces monstres d’airain que le temps ne peut faire entièrement disparoître dans ce climat conservateur : leurs croupes et leurs dos sont ensevelis dans le sable, mais ils lèvent encore une tête hideuse du milieu des tombeaux.

« Enfin, je rencontrai Dioclétien auprès des grandes cataractes, où il venoit de conclure un traité avec les peuples de Nubie. L’empereur me daigna parler des honneurs militaires que j’avois obtenus et me témoigner quelque regret de la résolution que j’avois prise.

« Toutefois, dit-il, si vous persistez dans votre projet, vous pouvez retourner dans votre patrie. J’accorde cette grâce à vos services : vous serez le premier de votre famille qui soit rentré sous le toit de ses pères avant d’avoir laissé un fils en otage au peuple romain. »

« Plein de joie de me trouver libre, il me restoit à voir en Égypte une autre espèce d’antiquités, plus d’accord avec mes sentiments, ma patience et mes remords. Je touchois au désert témoin de la fuite des Hébreux et consacré par les miracles du Dieu d’Israël : je résolus de le traverser en prenant la route de Syrie.

« Je redescendis le fleuve de l’Égypte. À deux journées au-dessus de Memphis, je pris un guide pour me conduire au rivage de la mer Rouge ; de là je devois passer à Arsinoé[1] pour me rendre à Gaza avec les marchands de Syrie. Quelques dattes et des outres remplies d’eau furent les seules provisions du voyage. Le guide marchoit devant moi, monté sur un dromadaire : je le suivois sur une cavale arabe. Nous franchîmes la première chaîne des montagnes qui bordent la rive orientale du Nil, et perdant de vue les humides campagnes, nous entrâmes dans une plaine aride : rien ne représente mieux le passage de la vie à la mort.

« Figurez-vous, seigneurs, des plages sablonneuses, labourées par les pluies de l’hiver, bridées par les feux de l’été, d’un aspect rougeâtre et d’une nudité affreuse. Quelquefois seulement des nopals épineux couvrent une petite partie de l’arène sans bornes ; le vent traverse ces forêts armées, sans pouvoir courber leurs inflexibles rameaux : çà et là des débris de vaisseaux pétrifiés étonnent les regards, et des monceaux de pierre élevés de loin à loin servent à marquer le chemin aux caravanes.

  1. Suez.