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soldats s’avancent pour me secourir. En vain je veux arrêter les combattants. Ce n’est plus un tumulte passager, c’est un véritable combat dont les clameurs s’élèvent jusqu’au ciel. On eût cru que les divinités des druides étoient sorties de leurs forêts, et que du faîte de quelque bergerie, elles animoient les Gaulois au carnage, tant ces laboureurs montroient d’audace ! Indifférent sur les coups qui menacent ma tête, je ne songe qu’à sauver Ségenax ; mais, tandis que je l’arrache aux mains des soldats et que je cherche à lui faire un abri du tronc d’un chêne, un javeline, lancée du milieu de la foule, vient avec un affreux sifflement s’enfoncer dans les entrailles du vieillard ; il tombe sous l’arbre de ses aïeux comme l’antique Priam sous le laurier qui ombrageoit ses autels domestiques.

« Dans ce moment, un char paroît à l’extrémité de la plaine. Penchée sur les coursiers, une femme échevelée excite leur ardeur et semble vouloir leur donner des ailes. Velléda n’avoit point trouvé son père. Elle avoit appris qu’il assembloit les Gaulois pour venger l’honneur de sa fille. La druidesse voit qu’elle est trahie, et connoît toute l’étendue de sa faute. Elle vole sur les traces du vieillard, arrive dans la plaine où se donnoit le combat fatal, pousse ses chevaux à travers les rangs et me découvre gémissant sur son père étendu mort à mes pieds. Transportée de douleur, Velléda arrête ses coursiers et s’écrie du haut de son char :

« Gaulois, suspendez vos coups. C’est moi qui ai causé vos maux, c’est moi qui ai tué mon père. Cessez d’exposer vos jours pour une fille criminelle. Le Romain est innocent. La vierge de Sayne n’a point été outragée : elle s’est livrée elle-même, elle a violé volontairement ses vœux. Puisse ma mort rendre la paix à ma patrie ! »

« Alors, arrachant de son front sa couronne de verveine, et prenant à sa ceinture sa faucille d’or, comme si elle alloit faire un sacrifice à ses dieux :

« Je ne souillerai plus, dit-elle, ces ornements d’une vestale ! »

« Aussitôt elle porte à sa gorge l’instrument sacré : le sang jaillit. Comme une moissonneuse qui a fini son ouvrage et qui s’endort fatiguée au bout du sillon, Velléda s’affaisse sur le char ; la faucille d’or échappe à sa main défaillante et sa tête se penche doucement sur son épaule. Elle veut prononcer encore le nom de celui qu’elle aime, mais sa bouche ne fait entendre qu’un murmure confus : déjà je n’étois plus que dans les songes de la fille des Gaules, et un invincible sommeil avoit fermé ses yeux. »


fin du livre dixième.