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fumée, s’élevèrent dans mon âme, dont il me sembla qu’une légion d’esprits rebelles prenoit tout à coup possession. Je me trouvai des idées inconnues, le langage de l’enfer s’échappa naturellement de ma bouche, et je fis entendre les blasphèmes de ces lieux où il y aura des gémissements et des pleurs éternels.

« Pleurant et souriant tour à tour, la plus heureuse et la plus infortunée des créatures, Velléda gardoit le silence. L’aube commençoit à blanchir les cieux. L’ennemi ne parut point. Je retournai au château, ma victime m’y suivit. Deux fois l’étoile qui marque les derniers pas du jour cacha notre rougeur dans les ombres, et deux fois l’étoile qui rapporte la lumière nous ramena la honte et le remords. À la troisième aurore, Velléda monta sur mon char pour aller chercher Ségenax. Elle avoit à peine disparu dans les bois de chênes, que je vis s’élever au-dessus des forêts une colonne de feu et de fumée. À l’instant où je découvrois ces signaux, un centurion vint m’apprendre qu’on entendoit retentir de village en village les cris que poussent les Gaulois quand ils veulent se communiquer une nouvelle. Je crus que les Francs avoient attaqué quelque partie du rivage, et je me hâtai de sortir avec mes soldats.

« Bientôt j’aperçois des paysans qui courent de toutes parts. Ils se réunissent à une grande troupe qui s’avance vers moi.

« Je marche à la tête des Romains vers les bataillons rustiques. Arrivé à la portée du javelot, j’arrête mes soldats, et m’avançant seul, la tête nue, entre les deux armées :

« Gaulois, quel sujet vous rassemble ? Les Francs sont-ils descendus dans les Armoriques ? Venez-vous m’offrir votre secours ou vous présentez-vous ici comme ennemis de César ? »

« Un vieillard sort des rangs. Ses épaules trembloient sous le poids de sa cuirasse et son bras étoit chargé d’un fer inutile. Ô surprise ! je crois reconnoître une de ces armures que j’avois vues suspendues au bois des druides. Ô confusion ! ô douleur ! ce vénérable guerrier étoit Ségenax !

« Gaulois, s’écrie-t-il, j’en atteste ces armes de ma jeunesse que j’ai reprises au tronc d’Irminsul, où je les avois consacrées, voilà celui qui a déshonoré mes cheveux blancs. Un eubage avoit suivi ma fille, dont la raison est égarée : il a vu dans l’ombre le crime d’un Romain. La vierge de Sayne a été outragée. Vengez vos filles et vos épouses ; vengez les Gaulois et vos dieux ! »

« Il dit, et me lance un javelot d’une main impuissante. Le dard, sans force, vient tomber à mes pieds ; je l’aurois béni s’il m’eût percé le cœur. Les Gaulois, poussant un cri, se précipitent sur moi ; mes