Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/165

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que tu jetteras dans le bûcher funèbre ; elles me parviendront au Séjour des Souvenirs ; je les lirai avec délices, et nous causerons ainsi des deux côtés du tombeau. »

« Dans ce moment une vague furieuse vient roulant contre le rocher, qu’elle ébranle dans ses fondements. Un coup de vent déchire les nuages, et la lune laisse tomber un pâle rayon sur la surface des flots. Des bruits sinistres s’élèvent sur le rivage. Le triste oiseau des écueils, le lumb, fait entendre sa plainte semblable au cri de détresse d’un homme qui se noie : la sentinelle, effrayée, appelle aux armes. Velléda tressaille, étend les bras, s’écrie :

« On m’attend ! »

« Et elle s’élançoit dans les flots. Je la retins par son voile…

« Ô Cyrille ! comment continuer ce récit ? Je rougis de honte et de confusion, mais je vous dois l’entier aveu de mes fautes : je les soumets, sans en rien dérober, au saint tribunal de votre vieillesse. Hélas ! après mon naufrage, je me réfugie dans votre charité comme dans un port de miséricorde !

« Épuisé par les combats que j’avois soutenus contre moi-même, je ne pus résister au dernier témoignage de l’amour de Velléda ! Tant de beauté, tant de passion, tant de désespoir, m’ôtèrent à mon tour la raison : je fus vaincu.

« Non, dis-je au milieu de la nuit et de la tempête, je ne suis pas assez fort pour être chrétien ! »

« Je tombe aux pieds de Velléda… L’enfer donne le signal de cet hymen funeste ; les esprits de ténèbres hurlent dans l’abîme, les chastes épouses des patriarches détournent la tête, et mon ange protecteur, se voilant de ses ailes, remonte vers les cieux !

« La fille de Ségenax consentit à vivre ou plutôt elle n’eut pas la force de mourir. Elle restoit muette dans une sorte de stupeur qui étoit à la fois un supplice affreux et une ineffable volupté. L’amour, le remords, la honte, la crainte et surtout l’étonnement agitoient le cœur de Velléda : elle ne pouvoit croire que je fusse ce même Eudore jusque-là si insensible ; elle ne savoit si elle n’étoit point abusée par quelque fantôme de la nuit, et elle me touchoit les mains et les cheveux pour s’assurer de la réalité de mon existence. Mon bonheur à moi ressembloit au désespoir, et quiconque nous eût vus au milieu de notre félicité nous eût pris pour deux coupables à qui l’on vient de prononcer l’arrêt fatal.

« Dans ce moment, je me sentis marqué du sceau de la réprobation divine : je doutai de la possibilité de mon salut et de la toute-puissance de la miséricorde de Dieu. D’épaisses ténèbres, comme une