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« Un esclave que j’avois envoyé porter une lettre à Velléda étoit revenu avec cette lettre. Il n’avoit point trouvé la druidesse ; elle avoit quitté son père vers la troisième heure du jour, et l’on ne savoit ce qu’elle étoit devenue. Cette nouvelle ne fit qu’augmenter mes alarmes. Dévoré de chagrins, je m’étois assis, loin des soldats, dans un endroit écarté. Tout à coup j’entends du bruit, et crois entrevoir quelque chose dans l’ombre. Je mets l’épée à la main ; je me lève et cours vers le fantôme qui fuyoit. Quelle fut ma surprise lorsque je saisis Velléda !

« Quoi ! me dit-elle à voix basse, c’est toi ! Tu as donc su que j’étois ici ? »

« Non, lui répondis-je ; mais vous, trahissez-vous les Romains ? »

« Trahir ! repartit-elle indignée. Ne t’ai-je pas juré de ne rien entreprendre contre toi ? Suis-moi, tu vas voir ce que je fais ici. »

« Elle me prit par la main, et me conduisit sur la pointe la plus élevée du dernier rocher druidique.

« La mer se brisoit au-dessous de nous parmi des écueils avec un bruit horrible. Ses tourbillons, poussés par le vent, s’élançoient contre le rocher et nous couvroient d’écume et d’étincelles de feu. Des nuages voloient dans le ciel sur la face de la lune, qui semblait courir rapidement à travers ce chaos.

« Écoute bien ce que je vais t’apprendre, me dit Velléda. Sur cette côte demeurent des pêcheurs qui te sont inconnus. Lorsque la moitié de la nuit sera écoulée, ils entendront quelqu’un frapper à leurs portes et les appeler à voix basse. Alors ils courront au rivage sans connoître le pouvoir qui les entraîne. Ils y trouveront des bateaux vides, et pourtant ces bateaux seront si chargés des âmes des morts, qu’ils s’élèveront à peine au-dessus des flots. En moins d’une heure les pêcheurs achèveront une navigation d’une journée et conduiront les âmes à l’île des Bretons. Ils ne verront personne, ni pendant le trajet ni pendant le débarquement, mais ils entendront une voix qui comptera les nouveaux passagers au gardien des âmes. S’il se trouve quelques femmes dans les barques, la voix déclarera le nom de leurs époux. Tu sais, cruel, si l’on pourra nommer le mien. »

« Je voulus combattre les superstitions de Velléda.

« Tais-toi, me dit-elle, comme si j’eusse été coupable d’impiété. Tu verras bientôt le tourbillon de feu qui annonce le passage des âmes. N’entends-tu pas déjà leurs cris ? »

« Velléda se tut, et prêta une oreille attentive.

« Après quelques moments de silence elle me dit :

« Quand je ne serai plus, promets-moi de me donner des nouvelles de mon père. Lorsque quelqu’un sera mort, tu m’écriras des lettres