Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/163

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jeune et pleine de force ; mais les larmes d’un vieillard brisent le cœur. Je t’irai chercher au château. »

« En prononçant ces mots, elle me quitta brusquement.

« Cette rencontre imprévue porta le dernier coup à ma raison. Tel est le danger des passions, que même sans les partager vous respirez dans leur atmosphère quelque chose d’empoisonné qui vous enivre. Vingt fois, tandis que Velléda m’exprimoit des sentiments si tristes et si tendres, vingt fois je fus prêt à me jeter à ses pieds, à l’étonner de sa victoire, à la ravir par l’aveu de ma défaite. Au moment de succomber, je ne dus mon salut qu’à la pitié même que m’inspiroit cette infortunée. Mais cette pitié, qui me sauva d’abord, fut en effet ce qui me perdit, car elle m’ôta le reste de mes forces. Je ne me sentis plus aucune fermeté contre Velléda ; je m’accusai d’être la cause de l’égarement de son esprit par trop de sévérité. Un si triste essai de courage me dégoûta du courage même ; je retombai dans ma foiblesse accoutumée, et, ne comptant plus sur moi, je mis tout mon espoir dans le retour de Clair.

« Quelques jours s’écoulèrent : Velléda ne reparoissant point au château selon sa promesse, je commençai à craindre quelque accident fatal. Plein d’inquiétude, je sortois pour me rendre à la demeure de Ségenax, lorsqu’un soldat, accouru du bord de la mer, vint m’avertir que la flotte des Francs reparoissoit à la vue de l’Armorique. Je fus obligé de partir sur-le-champ. Le temps étoit sombre et tout annonçoit une tempête. Comme les barbares choisissent presque toujours pour débarquer le moment des orages, je redoublai de vigilance. Je fis mettre partout les soldats sous les armes et fortifier les lieux les plus exposés. La journée entière se passa dans ces travaux, et la nuit en faisant éclater la tempête nous apporta de nouvelles inquiétudes.

« À l’extrémité d’une côte dangereuse, sur une grève où croissent à peine quelques herbes dans un sable stérile, s’élève une longue suite de pierres druidiques, semblables à ce tombeau où j’avois jadis rencontré Velléda. Battues des vents, des pluies et des flots, elles sont là solitaires entre la mer, la terre et le ciel. Leur origine et leur destination sont également inconnues. Monuments de la science des druides, retracent-elles quelques secrets de l’astronomie ou quelques mystères de la Divinité ? On l’ignore. Mais les Gaulois n’approchent point de ces pierres sans une profonde terreur. Ils disent qu’on y voit des feux errants et qu’on y entend la voix des fantômes.

« La solitude de ce lieu et la frayeur qu’il inspire me parurent propres à favoriser une descente des barbares. Je crus donc devoir placer une garde sur cette côte, et je résolus moi-même d’y passer la nuit.