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venir le mal et qui ne fit que l’aggraver : car lorsque Dieu veut nous punir, il tourne contre nous notre propre sagesse et ne nous tient point compte d’une prudence qui vient trop tard.

« Je vous ai dit que je n’avois pu d’abord faire sortir Ségenax du château à cause de son extrême foiblesse, mais le vieillard reprenant peu à peu ses forces, et le danger croissant pour moi tous les jours, je supposai des lettres de César qui m’ordonnoient de renvoyer les prisonniers. Velléda voulut me parler avant son départ ; je refusai de la voir, afin de nous épargner à tous deux une scène douloureuse : sa piété filiale ne lui permit pas d’abandonner son père, et elle le suivit, comme je l’avois prévu. Dès le lendemain elle parut aux portes du château ; on lui dit que j’étois parti pour un voyage ; elle baissa la tête, et rentra dans le bois en silence. Elle se présenta ainsi pendant plusieurs jours, et reçut la même réponse. La dernière fois elle resta longtemps appuyée contre un arbre à regarder les murs de la forteresse. Je la voyois par une fenêtre, et je ne pouvois retenir mes pleurs : elle s’éloigna à pas lents, et ne revint plus.

« Je commençois à retrouver un peu de repos : j’espérois que Velléda s’étoit enfin guérie de son fatal amour. Fatigué de la prison où je m’étois tenu renfermé, je voulus respirer l’air de la campagne. Je jetai une peau d’ours sur mes épaules, j’armai mon bras de l’épieu d’un chasseur, et, sortant du château, j’allai m’asseoir sur une haute colline d’où l’on apercevoit le détroit britannique.

« Comme Ulysse regrettant son Ithaque, ou comme les Troyennes exilées aux champs de la Sicile, je regardois la vaste étendue des flots, et je pleurois. « Né au pied du mont Taygète, me disois-je, le triste murmure de la mer est le premier son qui ait frappé mon oreille en venant à la vie. À combien de rivages n’ai-je pas vu depuis se briser les mêmes flots que je contemple ici ! Qui m’eût dit, il y a quelques années, que j’entendrois gémir sur les côtes d’Italie, sur les grèves des Bataves, des Bretons, des Gaulois, ces vagues que je voyois se dérouler sur les beaux sables de la Messénie ? Quel sera le terme de mes pèlerinages ? Heureux si la mort m’eût surpris avant d’avoir commencé mes courses sur la terre, et lorsque je n’avois d’aventures à conter à personne ! »

« Telles étoient mes réflexions, lorsque j’entendis assez près de moi les sons d’une voix et d’une guitare. Ces sons, entrecoupés par des silences, par le murmure de la forêt et de la mer, par le cri du courlis et de l’alouette marine, avoient quelque chose d’enchanté et de sauvage. Je découvris aussitôt Velléda assise sur la bruyère. Sa parure annonçoit le désordre de son esprit : elle portoit un collier de