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affreux comme le malheur de troubler l’innocence. Je m’étois endormi au milieu des dangers, content de trouver en moi la résolution du bien et la volonté de revenir un jour au bercail. Cette tiédeur devoit être punie : j’avois bercé dans mon cœur les passions avec complaisance, et il étoit juste que je subisse le châtiment des passions !

« Aussi le ciel m’ôta-t-il dans ce moment tout moyen d’écarter le danger. Clair, le pasteur chrétien, étoit absent ; Ségenax étoit encore trop foible pour sortir du château, et je ne pouvois sans inhumanité séparer la fille du père. Je fus donc obligé de garder l’ennemi en dedans et de m’exposer malgré moi à ses attaques. En vain je cessai de visiter le vieillard, en vain je me dérobai à la vue de Velléda : je la retrouvois partout ; elle m’attendoit des journées entières dans les lieux où je ne pouvois éviter de passer, et là elle m’entretenoit de son amour.

« Je sentois, il est vrai, que Velléda ne m’inspireroit jamais un attachement véritable : elle manquoit pour moi de ce charme secret qui fait le destin de notre vie ; mais la fille de Ségenax étoit jeune, elle étoit belle, passionnée, et quand des paroles brûlantes sortoient de ses lèvres, tous mes sens étoient bouleversés.

« À quelque distance du château, dans un de ces bois appelés chastes par les druides, on voyoit un arbre mort que le fer avoit dépouillé de son écorce. Cette espèce de fantôme se faisoit distinguer par sa pâleur au milieu des noirs enfoncements de la forêt. Adoré sous le nom d’Irminsul, il étoit devenu une divinité formidable pour les barbares, qui dans leurs joies comme dans leurs peines ne savent invoquer que la mort. Autour de ce simulacre, quelques chênes, dont les racines avoient été arrosées du sang humain, portoient suspendues à leurs branches les armes et les enseignes de guerre des Gaulois ; le vent les agitoit sur les rameaux, et elles rendoient, en s’entre-choquant, des murmures sinistres.

« J’allois souvent visiter ce sanctuaire plein du souvenir de l’antique race des Celtes. Un soir je revois dans ce lieu. L’aquilon mugissoit au loin et arrachoit du tronc des arbres des touffes de lierre et de mousse. Velléda parut tout à coup.

« Tu me fuis, me dit-elle, tu cherches les endroits les plus déserts pour te dérober à ma présence ; mais c’est en vain : l’orage t’apporte Velléda, comme cette mousse flétrie qui tombe à tes pieds. »

« Elle se plaça debout devant moi, croisa les bras, me regarda fixement, et me dit :

« J’ai bien des choses à l’apprendre ; je voudrois causer longtemps avec loi. Je sais que mes plaintes t’importunent, je sais qu’elles ne te