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perdre auprès de Dioclétien et compromettre Constance, mon protecteur. Je crus donc ne devoir pas mépriser le rapport des soldats. Mais comme je connoissois la brutalité de ces hommes, je résolus de prendre sur moi-même le soin d’observer la Gauloise.

« Vers le soir, je me revêtis de mes armes, que je recouvris d’une saie, et sortant secrètement du château, j’allai me placer sur le rivage du lac, dans l’endroit que les soldats m’avoient indiqué.

« Caché parmi les rochers, j’attendis quelque temps sans voir rien paroître. Tout à coup mon oreille est frappée des sons que le vent m’apporte du milieu du lac. J’écoute, et je distingue les accents d’une voix humaine ; en même temps je découvre un esquif suspendu au sommet d’une vague ; il redescend, disparoît entre deux flots, puis se montre encore sur la cime d’une lame élevée ; il approche du rivage. Une femme le conduisoit : elle chantoit en luttant contre la tempête et sembloit se jouer dans les vents : on eût dit qu’ils étoient sous sa puissance, tant elle paroissoit les braver. Je la voyois jeter tour à tour en sacrifice, dans le lac, des pièces de toile, des toisons de brebis, des pains de cire et de petites meules d’or et d’argent.

« Bientôt elle touche à la rive, s’élance à terre, attache sa nacelle au tronc d’un saule, et s’enfonce dans le bois en s’appuyant sur la rame de peuplier qu’elle tenoit à la main. Elle passa tout près de moi sans me voir. Sa taille étoit haute ; une tunique noire, courte et sans manches, servoit à peine de voile à sa nudité. Elle portoit une faucille d’or suspendue à une ceinture d’airain, et elle étoit couronnée d’une branche de chêne. La blancheur de ses bras et de son teint, ses yeux bleus, ses lèvres de rose, ses longs cheveux blonds, qui flottoient épars, annonçoient la fille des Gaulois, et contrastoient, par leur douceur, avec sa démarche fière et sauvage. Elle chantoit d’une voix mélodieuse des paroles terribles, et son sein découvert s’abaissoit et s’élevoit comme l’écume des flots.

« Je la suivis à quelque distance. Elle traversa d’abord une châtaigneraie dont les arbres, vieux comme le temps, étoient presque tous desséchés par la cime. Nous marchâmes ensuite plus d’une heure sur une lande couverte de mousse et de fougère. Au bout de cette lande, nous trouvâmes un bois, et au milieu de ce bois une autre bruyère de plusieurs milles de tour. Jamais le sol n’en avoit été défriché, et l’on y avoit semé des pierres, pour qu’il restât inaccessible à la faux et à la charrue. À l’extrémité de cette arène s’élevoit une de ces roches isolées que les Gaulois appellent dolmen, et qui marquent le tombeau de quoique guerrier. Un jour le laboureur, au milieu de ses sillons, contemplera ces informes pyramides : effrayé de la grandeur du monu-