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la mer des eaux inconnues : région solitaire, triste, orageuse, enveloppée de brouillards, retentissante du bruit des vents, et dont les côtes hérissées de rochers sont battues d’un océan sauvage.

« Le château où je commandois, situé à quelques milles de la mer, étoit une ancienne forteresse des Gaulois, agrandie par Jules César, lorsqu’il porta la guerre chez les Vénètes[a] et les Curiosolites[b]. Il étoit bâti sur un roc, appuyé contre une forêt et baigné par un lac.

« Là, séparé du reste du monde, je vécus plusieurs mois dans la solitude. Cette retraite me fut utile. Je descendis dans ma conscience ; je sondai des plaies que je n’avois encore osé toucher depuis que j’avois quitté Zacharie ; je m’occupai de l’étude de ma religion. Je perdois chaque jour un peu de cette inquiétude si amère que nourrit le commerce des hommes. Je comptois déjà sur une victoire qui auroit demandé des forces supérieures aux miennes. Mon âme étoit encore tout affoiblie par ma première insouciance et mes criminelles habitudes ; je trouvois même dans les anciens doutes de mon esprit et la mollesse de mes sentiments un certain charme qui m’arrêtoit : mes passions étoient comme des femmes séduisantes qui m’enchaînoient par leurs caresses.

« Un événement interrompit tout à coup des recherches dont le résultat devoit avoir pour moi tant d’importance.

« Les soldats m’avertirent que depuis quelques jours une femme sortoit des bois à l’entrée de la nuit, montoit seule dans une barque, traversoit le lac, descendoit sur la rive opposée et disparoissoit.

« Je n’ignorois pas que les Gaulois confient aux femmes les secrets les plus importants ; que souvent ils soumettent à un conseil de leurs filles et de leurs épouses les affaires qu’ils n’ont pu régler entre eux. Les habitants de l’Armorique avoient conservé leurs mœurs primitives, et portoient avec impatience le joug romain. Braves, comme tous les Gaulois, jusqu’à la témérité, ils se distinguoient par une franchise de caractère qui leur est particulière, par des haines et des amours violentes, et par une opiniâtreté de sentiments que rien ne peut changer ni vaincre.

« Une circonstance particulière auroit pu me rassurer : il y avoit beaucoup de chrétiens dans l’Armorique, et les chrétiens sont sujets fidèles ; mais Clair, pasteur de l’Église des Rhédons, homme plein de vertus, étoit alors à Condivincum[c], et lui seul pouvoit me donner les lumières qui me manquoient. La moindre négligence pouvoit me

  1. Les habitants de Vannes.
  2. Peuples des environs de Dinan.
  3. Nantes.