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de Cicéron ; à quelques pas plus loin, dans la montagne, vous n’entendez plus qu’un langage grossier, semblable au croassement des corbeaux. Un château romain se montre sur la cime d’un roc ; une chapelle de chrétiens s’élève au fond d’une vallée près de l’autel où l’eubage égorge la victime humaine. J’ai vu le soldat légionnaire veiller au milieu d’un désert sur les remparts d’un camp, et le Gaulois devenu sénateur embarrasser sa toge romaine dans les halliers de ses bois. J’ai vu les vignes de Falerne mûrir sur les coteaux d’Augustodunum, l’olivier de Corinthe fleurir à Marseille, et l’abeille de l’Attique parfumer Narbonne.

« Mais ce que l’on admire partout dans les Gaules, ce qui fait le principal caractère de ce pays, ce sont les forêts. On voit çà et là dans leur vaste enceinte quelques camps romains abandonnés. On y trouve ensevelis sous l’herbe les squelettes du cheval et du cavalier. Les graines que les soldats y semèrent jadis pour leur nourriture forment des espèces de colonies étrangères et civilisées, au milieu des plantes natives et sauvages des Gaules. Je ne pouvois reconnoître sans une sorte d’attendrissement ces végétaux domestiques, dont quelques-uns étoient originaires de la Grèce. Ils s’étoient répandus sur les collines et le long des vallées, selon les habitudes qu’ils avoient apportées de leur sol natal. Ainsi des familles exilées choisissent de préférence les sites qui leur rappellent la patrie.

« Je me souviens encore aujourd’hui d’avoir rencontré un homme parmi les ruines d’un de ces camps romains : c’étoit un pâtre des barbares. Tandis que ses porcs affamés achevoient de renverser l’ouvrage des maîtres du monde, en fouillant les racines qui croissoient sous les murs, lui, tranquillement assis sur les débris d’une porte décumane, pressoit sous son bras une outre gonflée de vent ; il animoit ainsi une espèce de flûte dont les sons avoient une douceur selon son goût. En voyant avec quelle profonde indifférence ce berger fouloit le camp des césars, combien il préféroit à de pompeux souvenirs son instrument grossier et son sayon de peau de chèvre, j’aurois dû sentir qu’il faut peu de chose pour passer la vie, et qu’après tout, dans un terme aussi court, il est assez indifférent d’avoir épouvanté la terre par le son du clairon ou charmé les bois par les soupirs d’une musette.

« J’arrivai enfin chez les Rhédons[a]. L’Armorique ne m’offrit que des bruyères, des bois, des vallées étroites et profondes traversées de petites rivières que ne remonte point le navigateur, et qui portent à

  1. Les peuples de Renne, etc.