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Ô grandeur de l’homme ! nos vices et nos vertus font l’occupation et une partie de la puissance de l’enfer et du ciel.

Non plus comme cet astre du matin qui nous apporte la lumière, mais semblable à une comète effrayante, Lucifer s’assied sur son trône, au milieu de ce peuple d’esprits. Tel qu’on voit pendant une tempête une vague s’élever au-dessus des autres flots, et menacer les nautoniers de sa cime écumante ; ou tel que, dans une ville embrasée, on remarque, au milieu des édifices fumants, une haute tour dont les flammes couronnent le sommet : tel paroît l’archange tombé au milieu de ses compagnons. Il soulève le sceptre de l’enfer, où, par un feu subtil, tous les maux sont attachés. Dissimulant les chagrins qui le dévorent, Satan parle ainsi à l’assemblée :

« Dieux des nations, trônes, ardeurs, guerriers généreux, milices invincibles, race noble et indépendante, magnanimes enfants de cette forte patrie, le jour de gloire est arrivé ; nous allons recueillir le fruit de notre constance et de nos combats. Depuis que j’ai brisé le joug du tyran, j’ai tâché de me rendre digne du pouvoir que vous m’avez confié. Je vous ai soumis l’univers ; vous entendez ici les plaintes des descendants de cet homme qui devoit vous remplacer au séjour des béatitudes. Pour sauver cette race misérable, notre persécuteur fut obligé d’envoyer son Fils sur la terre. Il a paru, ce Messie ; il a osé pénétrer dans nos royaumes ; et si vous eussiez secondé mon audace, nous l’aurions chargé de fers et retenu au fond de ces abîmes : la guerre alors étoit à jamais terminée entre nous et l’Éternel. Mais cette occasion favorable est perdue, et c’est ce qui nous oblige à reprendre les armes. Les sectateurs du Christ se multiplient. Trop sûrs de la justice de nos droits, nous avons négligé de défendre nos autels : faisons donc tous ensemble un nouvel effort, afin de renverser cette croix qui nous menace, et délibérons sur les moyens les plus prompts de parvenir à cette victoire. »

Ainsi parle le blasphémateur vaincu du Christ dans la nuit éternelle, cet archange qui vit le Sauveur briser avec sa croix les portes de l’enfer et délivrer la troupe des justes d’Israël ; les démons éperdus fuyoient à l’aspect de la lumière divine, et Satan lui-même, renversé au milieu des ruines de son empire, avoit la tête écrasée sous le pied d’une femme.

Lorsque le père du mal eut fini son discours, le démon de l’homicide se leva. Des bras teints de sang, des gestes furieux, une voix effrayante, tout annonce en cet esprit révolté les crimes qui le souillent et la violence des sentiments qui l’agitent. Il ne peut supporter la pensée qu’un seul chrétien échappe à ses fureurs : ainsi, dans l’Océan