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créneaux menaçants, un arbre stérile est planté devant sa porte, et sur le donjon de ses tristes murs, repliés neuf fois sur eux-mêmes, flotte l’étendard de l’orgueil à demi consumé par la foudre. Les démons, que les païens appellent les Parques, veillent à la barrière de ce palais ténébreux. Satan arrive au pied de sa royale demeure. Les trois gardes du palais se lèvent, et laissent le marteau d’airain retomber avec un bruit lugubre sur la porte d’airain. Trois autres démons, adorés sous le nom de Furies, ouvrent le guichet ardent : on aperçoit alors une longue suite de portiques désolés, semblables à ces galeries souterraines où les prêtres de l’Egypte cachoient les monstres qu’ils faisoient adorer aux hommes. Les dômes du fatal édifice retentissent des sourds mugissements d’un incendie ; une pâle lueur descend des voûtes embrasées. À l’entrée du premier vestibule, l’éternité des douleurs est couchée sur un lit de fer : elle est immobile ; son cœur même n’a aucun mouvement : elle tient à la main un sablier inépuisable. Elle ne sait et ne prononce que ce mot : « Jamais ! »

Aussitôt que le souverain des hiérarchies maudites est entré dans son habitacle impur, il ordonne aux quatre chefs des légions rebelles de convoquer le sénat des enfers. Les démons s’empressent d’obéir aux ordres de leur monarque. Ils remplissent en foule la vaste salle du conseil de Satan ; ils se placent sur les gradins brûlants du sombre amphithéâtre ; ils viennent tels que les adorent les mortels, avec les attributs d’un pouvoir qui n’est qu’imposture. Celui-là porte le trident dont il frappe en vain les mers, qui n’obéissent qu’à Dieu ; celui-ci, couronné des rayons d’une fausse gloire, veut imiter, astre menteur, ce géant superbe que l’Éternel fait sortir chaque matin du lieu où se lève l’aurore. Là résonne le génie de la fausse sagesse, là rugit l’esprit de la guerre, là sourit le démon de la volupté : les hommes l’appellent Vénus ; l’enfer le connoît sous le nom d’Astarté ; ses yeux sont remplis d’une molle langueur, sa voix porte le trouble dans les âmes, et la brillante ceinture qui se rattache autour de ses flancs est l’ouvrage le plus dangereux des puissances de l’abîme. Enfin, on voit réunis dans ce conseil tous les faux dieux des nations, et Mitra, et Baal, et Moloch, Anubis, Brama, Teutatès, Odin, Erminsul, et mille autres fantômes de nos passions et de nos caprices.

Filles du ciel, les passions nous furent données avec la vie : tant qu’elles restent pures dans notre sein, elles sont sous la garde des anges ; mais aussitôt qu’elles se corrompent, elles passent sous l’empire des démons. C’est ainsi qu’il y a un amour légitime et un amour coupable, une colère pernicieuse et une sainte colère, un orgueil criminel et une noble fierté, un courage brutal et une valeur éclairée.