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désespoir domine l’empire des chagrins. Satan, accoutumé aux clameurs infernales, distingue à chaque cri et la faute punie et la douleur éprouvée. Il reconnoît la voix du premier homicide ; il entend le mauvais riche qui demande une goutte d’eau ; il rit des lamentations du pauvre qui réclame, au nom de ses haillons, les royaumes du ciel.

« Insensé, lui dit-il, tu croyois donc que l’indigence suppléoit à toutes les vertus ? Tu pensois que tous les rois étoient dans mon empire et tous tes frères autour de mon rival ! Vile et chétive créature, tu fus insolent, menteur, lâche, envieux du bien d’autrui, ennemi de tout ce qui étoit au-dessus de toi par l’éducation, l’honneur et la naissance, et tu demandes des couronnes ! Brûle ici avec l’opulence impitoyable, qui fit bien de t’éloigner d’elle, mais qui te devoit un habit et du pain. »

Du milieu de leurs supplices, une foule de malheureux crioient à Satan :

« Nous t’avons adoré, Jupiter, et c’est pour cela, maudit, que tu nous retiens dans les flammes ! »

Et l’archange orgueilleux, souriant avec ironie, répondoit :

« Tu m’as préféré au Christ, partage mes honneurs et mes joies ! »

La peine du feu n’est pas le tourment le plus affreux qu’éprouvent les âmes condamnées : elles conservent la mémoire de leur divine origine ; elles portent en elles-mêmes l’image ineffaçable de la beauté de Dieu, et regrettent à jamais le souverain bien qu’elles ont perdu : ce regret est sans cesse excité par la vue des âmes dont la demeure touche à l’enfer, et qui, après avoir expié leurs erreurs, s’envolent aux régions célestes. À tous ces maux les réprouvés joignent encore les afflictions morales et la honte des crimes qu’ils ont commis sur la terre : les douleurs de l’hypocrite s’augmentent de la vénération que ses fausses vertus continuent d’inspirer au monde. Les titres magnifiques que le siècle déçu donne à des morts renommés font le tourment de ces morts dans les flammes de la vérité et de la vengeance. Les vœux qu’une tendre amitié offre au ciel pour des âmes perdues désolent, au fond de l’abîme, ces âmes inconsolables. C’est alors qu’on voit sortir du sépulcre ces coupables qui viennent révéler à la terre les châtiments de la justice divine et dire aux hommes : « Ne priez pas pour moi : je suis jugé. »

Au centre de l’abîme, au milieu d’un océan qui roule du sang et des larmes, s’élève parmi des rochers un noir château, ouvrage du désespoir et de la mort. Une tempête éternelle gronde autour de ses