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« Le printemps vint enfin ranimer les forêts du Nord. Bientôt tout changea de face dans les bois et dans les vallées : les angles noircis des rochers se montrèrent les premiers sur l’uniforme blancheur des frimas ; les flèches rougeâtres des sapins parurent ensuite, et de précoces arbrisseaux remplacèrent par des festons de fleurs les cristaux glacés qui pendoient à leurs cimes. Les beaux jours ramenèrent la saison des combats.

« Une partie des Francs reprend les armes, une autre se prépare à aller chasser l’uroch et les ours dans les contrées lointaines. Mérovée se mit à la tête des chasseurs, et je fus compris au nombre des esclaves qui dévoient l’accompagner. Je dis adieu à Zacharie, et me séparai pour quelque temps du plus vertueux des hommes.

« Nous parcourûmes avec une rapidité incroyable les régions qui s’étendent depuis la mer de Scandie jusqu’aux grèves du Pont-Euxin. Ces forêts servent de passage à cent peuples barbares qui roulent tour à tour leurs torrents vers l’empire romain. On diroit qu’ils ont entendu quelque chose au midi qui les appelle du septentrion et de l’aurore. Quel est leur nom, leur race, leur pays ? Demandez-le au ciel qui les conduit, car ils sont aussi inconnus aux hommes que les lieux d’où ils sortent et où ils passent. Ils viennent ; tout est préparé pour eux : les arbres sont leurs tentes, les déserts sont leurs voies. Voulez-vous savoir où ils ont campé ? Voyez ces ossements de troupeaux égorgés, ces pins brisés comme par la foudre, ces forêts en feu et ces plaines couvertes de cendres.

« Nous eûmes le bonheur de ne rencontrer aucune de ces grandes migrations ; mais nous trouvâmes quelques familles errantes auprès desquelles les Francs sont un peuple policé. Ces infortunés, sans abri, sans vêtement, souvent même sans nourriture, n’ont, pour consoler leurs maux, qu’une liberté inutile et quelques danses dans le désert. Mais lorsque ces danses sont exécutées au bord d’un fleuve dans la profondeur des bois, que l’écho répète pour la première fois les accents d’une voix humaine, que l’ours regarde du haut de son rocher ces jeux de l’homme sauvage, on ne peut s’empêcher de trouver quelque chose de grand dans la rudesse même du tableau, de s’attendrir sur la destinée de cet enfant de la solitude, qui naît inconnu du monde, foule un moment des vallées où il ne repassera plus, et bientôt cache sa tombe sous la mousse des déserts, qui n’a pas même conservé l’empreinte de ses pas.

« Un jour, ayant passé l’Ister vers son embouchure, et m’étant un peu écarté de la troupe des chasseurs, je me trouvai à la vue des flots du Pont-Euxin. Je découvris un tombeau de pierre sur lequel croissoit