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généreux martyr que j’allois implorer. Je cachai cependant ma joie, et je dis à cette femme : « Ayez bon courage, Dieu aura pitié de vous. » Et, sans m’arrêter, je me mis en route pour la colonie d’Agrippina.

« Je connoissois le soldat prisonnier. Il étoit chrétien, et j’avois été quelque temps son frère d’armes. C’était un homme simple et craignant Dieu pendant la prospérité ; mais les revers le décourageoient aisément, et il étoit à craindre qu’il ne perdît la foi dans le malheur. J’appris à Agrippina qu’il étoit tombé entre les mains du chef des Saliens. Les Romains venoient de conclure une trêve avec les Francs. Je passai chez ces barbares. Je me présentai à Pharamond, et m’offris en échange du chrétien : je ne pouvois payer autrement sa rançon, car je ne possédois rien au monde. Comme j’étois fort et vigoureux, et que l’autre esclave étoit foible, ma proposition fut acceptée. J’y mis pour seule condition que mon maître renverroit son prisonnier sans lui dire par quel moyen il étoit racheté. Cela fut fait ainsi, et ce pauvre père de famille rentra plein de joie dans ses foyers, pour nourrir ses enfants et consoler son épouse.

« Depuis ce temps, je suis demeuré esclave ici. Dieu m’a bien récompensé ; car, en habitant parmi ces peuples j’ai eu le bonheur d’y semer la parole de Jésus-Christ. Je vais surtout le long des fleuves réparer, autant qu’il est en moi, le malheur d’une expérience funeste : les barbares, afin d’éprouver si leurs enfants seront vaillants un jour, ont coutume de les exposer aux flots sur un bouclier. Ils ne conservent que ceux qui surnagent, et laissent périr les autres. Quand je puis réussir à sauver des eaux ces petits anges, je les baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, pour leur ouvrir le ciel.

« Les lieux où se livrent les batailles m’offrent encore une abondante moisson. Je rôde comme un loup ravissant, dans les ténèbres, au milieu du carnage et des morts. J’appelle les mourants, qui croient que je les viens dépouiller ; je leur parle d’une meilleure vie ; je tâche de les envoyer dans le repos d’Abraham. S’ils ne sont pas mortellement blessés, je m’empresse de les secourir, espérant les gagner par la charité au Dieu des pauvres et des misérables.

« Jusqu’à présent ma plus belle conquête est la jeune femme de mon vieux maître Pharamond. Clothilde a ouvert son cœur à Jésus-Christ. De violente et cruelle qu’elle étoit, elle est devenue douce et compatissante. Elle m’aide à sauver tous les jours quelques infortunés. C’est à elle que vous devez la vie. Lorsque je courus lui apprendre que je vous avois trouvé parmi les morts, elle songea