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leurs pieds. Lorsque nous fûmes arrivés au sommet des monticules, je découvris l’enceinte d’un camp abandonné.

« Voilà, me dit l’esclave, le bois de Teuteberg et le camp de Varus. La pyramide de terre que vous apercevez au milieu est la tombe où Germanicus fit renfermer les restes des légions massacrées. Mais elle a été rouverte par les barbares ; les os des Romains ont été de nouveau semés sur la terre, comme l’attestent ces crânes blanchis, cloués aux troncs des arbres. Un peu plus loin vous pouvez remarquer les autels sur lesquels on égorgea les centurions des premières compagnies, et le tribunal de gazon d’où Arminius harangua les Germains. »

« À ces mots le vieillard jeta sa ramée sur la neige. Il en tira quelques branches, dont il fit un peu de feu, puis, m’invitant à m’asseoir auprès de lui et à réchauffer mes mains glacées, il me raconta son histoire :

« Mon fils, vous plaindrez-vous encore de vos malheurs ? Oseriez-vous parler de vos peines à la vue du camp de Varus ? Ou plutôt ne reconnoissez-vous pas quel est le sort de tous les hommes, et combien il est inutile de se révolter contre des maux inséparables de la condition humaine ? Je vous offre moi-même un exemple frappant de ce qu’une fausse sagesse appelle les coups de la fortune. Vous gémissez de votre servitude ! Et que direz-vous donc quand vous verrez en moi un descendant de Cassius, esclave, et esclave volontaire ?

« Lorsque mes ancêtres furent bannis de Rome pour avoir défendu la liberté, et qu’on n’osa même plus porter leurs images aux funérailles, ma famille se réfugia dans le christianisme, asile de la véritable indépendance.

« Nourri des préceptes d’une loi divine, je servis longtemps comme simple soldat dans la légion thébaine, où je portois le nom de Zacharie. Cette légion chrétienne ayant refusé de sacrifier aux faux dieux, Maximien la fit massacrer près d’Agaune dans les Alpes. On vit alors un exemple à jamais mémorable de l’esprit de douceur de l’Évangile. Quatre mille vétérans, blanchis dans le métier des armes, pleins de force, et ayant à la main la pique et l’épée, tendirent, comme des agneaux paisibles, la gorge aux bourreaux. La pensée de se défendre ne se présenta pas même à leur esprit, tant ils avoient gravées au fond du cœur les paroles de leur Maître, qui ordonne d’obéir et défend de se venger ! Maurice, qui commandoit la légion, tomba le premier. La plupart des soldats périrent par le fer. On m’avoit attaché les mains derrière le dos. Assis parmi la