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poir. Je passai la nuit dans une agitation horrible, formant et rejetant tour à tour mille projets. Tantôt je voulois attenter à mes jours, tantôt je songeois à la fuite. Mais comment fuir, foible et sans secours ? Comment trouver un chemin à travers ces bois ? Hélas ! j’avois une ressource contre mes maux, la religion ; et c’étoit le seul moyen de délivrance auquel je ne songeois pas ! Le jour me surprit au milieu de ces angoisses, et j’entendis tout à coup une voix qui me cria :

« Esclave romain, lève-toi ! »

« On me donna une peau de sanglier pour me couvrir, une corne de bœuf pour puiser de l’eau, un poisson sec pour ma nourriture, et je suivis les serfs qui me montroient le chemin.

« Lorsqu’ils furent arrivés à la forêt, ils commencèrent par ramasser parmi la neige et les feuilles flétries les branches d’arbre brisées par les vents. Ils en formoient çà et là des monceaux, qu’ils lioient avec des écorces. Ils me firent quelques signes pour m’engager à les imiter, et voyant que j’ignorois leur ouvrage, ils se contentèrent de mettre sur mes épaules un paquet de rameaux desséchés. Mon front orgueilleux fut forcé de s’humilier sous le joug de la servitude ; mes pieds nus fouloient la neige, mes cheveux étoient hérissés par le givre, et la bise glaçoit les larmes dans mes yeux. J’appuyois mes pas chancelants sur une branche arrachée de mon fardeau, et, courbé comme un vieillard, je cheminois lentement entre les arbres de la forêt.

« J’étois prêt à succomber à ma douleur, lorsque je vis tout à coup auprès de moi le vieil esclave, chargé d’un poids plus pesant que le mien et me souriant de cet air paisible qui ne l’abandonnoit jamais. Je ne pus me défendre d’un mouvement de honte.

« Quoi ! me dis-je en moi-même, cet homme, accablé par les ans, sourit sous un fardeau triple du mien, et moi, jeune et fort, je pleure !

« Eudore, me dit mon libérateur en m’abordant, ne trouvez-vous pas que le premier fardeau est bien lourd ? Mon jeune compagnon, l’habitude et surtout la résignation rendront les autres plus légers. Voyez quel poids je suis venu à bout de porter à mon âge. »

« Ah ! m’écriai-je, chargez-moi de ce poids qui fait plier vos genoux Puissé-je expirer en vous délivrant de vos peines ! »

« Eh, mon fils ! repartit le vieillard, je n’ai point de peines. Pourquoi désirer la mort ? Allons, je veux vous réconcilier avec la vie. Venez vous reposer à quelques pas d’ici ; nous allumerons du feu, et nous causerons ensemble. »

« Nous gravîmes des monticules irréguliers, formés, comme je le vis bientôt, par les débris d’un ouvrage romain. De grands chênes croissoient dans ce lieu, sur une autre génération de chênes tombés à