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un mélange inexplicable de barbarie et d’humanité : c’étoit une expression de physionomie naturellement forte et sauvage, corrigée par je ne sais quelle habitude étrangère de pitié et de douceur. »

« Jeune Grec, me dit l’esclave, remerciez Clothilde, femme de Pharamond, mon maître. Elle a obtenu votre grâce de son époux : elle vient elle-même vous chercher pour vous mettre à l’abri des Francs. Quand vous serez guéri de vos blessures, vous vous montrerez sans doute esclave reconnoissant et fidèle. »

« Plusieurs serfs entrèrent alors dans la caverne. Ils m’étendirent sur des branches d’arbre entrelacées, et me portèrent au camp de mon maître. »

« Les Francs, malgré leur valeur et le soulèvement des flots, avoient été obligés de céder la victoire à la discipline des légions ; heureux d’échapper à une entière défaite, ils se retiroient devant les vainqueurs. Je fus jeté dans les chariots avec les autres blessés. On marcha quinze jours et quinze nuits en s’enfonçant vers le Nord, et l’on ne s’arrêta que quand on se crut à l’abri de l’armée de Constance.

« Jusque alors j’avois à peine senti l’horreur de ma situation ; mais aussitôt que le repos commença à cicatriser mes plaies, je jetai les yeux autour de moi avec épouvante. Je me vis au milieu des forêts, esclave chez des barbares et prisonnier dans une hutte qu’entouroit, comme un rempart, un cercle de jeunes arbres qui dévoient s’entrelacer en croissant. Une boisson grossière, faite de froment, un peu d’orge écrasée entre deux pierres, des lambeaux de daim et de chevreuil qu’on me jetoit quelquefois par pitié, telle étoit ma nourriture. La moitié du jour j’étois abandonné seul sur mon lit d’herbes fanées ; mais je souffrois encore beaucoup plus de la présence que de l’absence des barbares. L’odeur des graisses mêlées de cendres de frêne dont ils frottent leurs cheveux, la vapeur des chairs grillées, le peu d’air de la hutte et le nuage de fumée qui la remplissoit sans cesse me suffoquoient. Ainsi une juste Providence me faisoit payer les délices de Naples, les parfums et les voluptés dont je m’étois enivré.

« Le vieil esclave, occupé de ses devoirs, ne pouvoit donner que quelques moments à mes peines. J’étois toujours étonné de la sérénité de son visage, au milieu des travaux dont il étoit accablé.

«  Eudore, me dit-il un soir, vos blessures sont presque guéries. Demain vous commencerez à remplir vos nouveaux devoirs. Je sais que l’on doit vous envoyer avec quelques serfs chercher du bois au fond de la forêt. Allons, mon fils et mon compagnon, rappelez votre vertu. Le ciel vous aidera si vous l’implorez. »

« À ces mots, l’esclave s’éloigna, et me laissa plongé dans le déses-