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vois lui témoigner ma reconnoissance que par un mouvement de tête et par l’admiration qu’il devoit lire dans mes yeux presque éteints. Quand il fallut me transporter, son embarras devint extrême. Il regardoit avec inquiétude autour de nous : il craignoit, comme il me l’a dit depuis, d’être découvert par quelque parti de barbares. L’heure du flux approchoit ; mon libérateur tira du danger même le moyen de mon salut : il aperçut une nacelle des Francs échouée sur le sable ; il commença par me soulever à moitié, puis, se couchant presque à terre devant moi, il m’attira doucement à lui, me chargea sur ses épaules, se leva et me porta avec peine au bateau voisin, car il étoit déjà sur l’âge. La mer ne tarda pas à couvrir ses grèves. L’esclave arracha du sable une pique dont le fer étoit rompu, et lorsque les flots soulevèrent ma nacelle, il la dirigea, avec son arme brisée, comme auroit fait le pilote le plus habile. Chassés par le flux, nous entrâmes bien avant dans les terres, sur les rives d’un fleuve bordé de forêts.

« Ces lieux étoient connus du Franc. Il descendit dans l’eau, et, me prenant de nouveau sur ses épaules, il me déposa dans une espèce de souterrain où les barbares ont coutume de cacher leur blé pendant la guerre. Là il me fit un lit de mousse et me donna un peu de vin pour me ranimer.

« Pauvre infortuné, me dit-il en me parlant dans ma propre langue, il faut que je vous quitte, et vous serez obligé de passer la nuit seul ici. J’espère vous apporter demain matin de bonnes nouvelles : en attendant, tâchez de goûter un peu de sommeil. »

« En disant ces mots, il étendit sur moi sa misérable saie, dont il se dépouilla pour me couvrir, et il s’enfuit dans les bois. »


fin du livre sixième.