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l’Océan tout entier hors de son lit. La mer, comme un puissant allié des barbares, entre dans le camp des Francs pour en chasser les Romains. Les Romains reculent devant l’armée des flots ; les Francs reprennent courage ; ils croient que le monstre marin, père de leur jeune prince, est sorti de ses grottes azurées pour les secourir. Ils profitent de notre désordre ; ils nous repoussent, ils nous pressent, ils secondent les efforts de la mer. Une scène extraordinaire frappe les yeux de toutes parts : là, les bœufs épouvantés nagent avec les chariots qu’ils entraînent ; ils ne laissent voir au-dessus des vagues que leurs cornes recourbées, et ressemblent à une multitude de fleuves qui auroient apporté eux-mêmes leurs tributs à l’Océan ; ici, les Saliens mettent à flot leurs bateaux de cuir et nous frappent à coups de rames et d’avirons. Mérovée s’étoit fait une nacelle d’un large bouclier d’osier : porté sur cette conque guerrière, il nous poursuivoit escorté de ses pairs qui bondissoient autour de lui comme des tritons. Pleines d’une joie insensée, les femmes battoient des mains et bénissoient les flots libérateurs. Partout la lame croissante se brise et jaillit contre les armes : partout disparoît le cavalier qui se noie, le fantassin qui n’a plus que son épée hors de l’eau ; des cadavres qui paroissent se ranimer roulent avec les algues, le sable et le limon. Séparé du reste des légions et réuni à quelques soldats, je combattis longtemps une multitude de barbares, mais enfin, accablé par le nombre, je tombai, percé de coups, au milieu de mes compagnons étendus morts à mes côtés.

« Je demeurai plusieurs heures évanoui. Quand je rouvris les yeux à la lumière, je n’aperçus plus qu’une grève humide abandonnée par les flots, des corps noyés à moitié ensevelis dans le sable, la mer retirée dans un lointain immense et traçant à peine une ligne bleuâtre à l’horizon. Je voulus me soulever, mais je ne pus y parvenir, et je fus contraint de rester couché sur le dos, les regards attachés au ciel. Tandis que mon âme flottoit entre la mort et la vie, j’entendis une voix prononcer en latin ces mots : « Si quelqu’un respire encore ici, qu’il parle. » Je tournai la tête avec effort, et j’entrevis un Franc que je reconnus pour esclave à sa saie d’écorce de bouleau. Il aperçut mon mouvement, accourut vers moi, et reconnoissant ma patrie à mon vêtement : « Jeune Grec, me dit-il, prenez courage. » Et il se mit à genoux à mes côtés, se pencha sur moi, examina mes blessures. « Je ne les crois pas mortelles, » s’écria-t-il après un moment de silence. Aussitôt il tira d’un sac de peau de chevreuil du baume, des simples, un vase plein d’une eau pure. Il lava mes plaies, les essuya légèrement, les banda avec de longues feuilles de roseaux. Je ne pou-