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tion. La confirmation de mon grade, une couronne de chêne et les éloges de Constance avoient été le prix de ce hasard heureux. À la tête des troupes légères, je touchois presque au camp des barbares, et j’attendois avec impatience le retour de l’aurore ; mais cette aurore nous découvrit un spectacle qui surpassoit en horreur tout ce que nous avions vu jusque alors.

« Les Francs, pendant la nuit, avoient coupé les têtes des cadavres romains et les avoient plantées sur des piques devant leur camp, le visage tourné vers nous. Un énorme bûcher, composé de selles de chevaux et de boucliers brisés, s’élevoit au milieu du camp. Le vieux Pharamond, roulant des yeux terribles et livrant au souffle du matin sa longue chevelure blanche, étoit assis au haut du bûcher. Au bas paroissoient Clodion et Mérovée : ils tenoient à la main, en guise de torches, l’hast enflammé de deux piques rompues, prêts à mettre le feu au trône funèbre de leur père, si les Romains parvenoient à forcer le retranchement des chariots.

« Nous restons muets d’étonnement et de douleur ; les vainqueurs semblent vaincus par tant de barbarie et tant de magnanimité ! Les larmes coulent de nos yeux à la vue des têtes sanglantes de nos compagnons d’armes : chacun se rappelle que ces bouches muettes et décolorées prononçoient encore la veille les paroles de l’amitié ! Bientôt à ce mouvement de regret succède la soif de la vengeance. On n’attend point le signal de l’assaut ; rien ne peut résister à la fureur du soldat : les chariots sont brisés, le camp est ouvert, on s’y précipite. Alors se présente un nouvel ennemi : les femmes des barbares, vêtues de robes noires, s’élancent au-devant de nous, se percent de nos armes ou cherchent à les arracher de nos mains ; les unes arrêtent par la barbe le Sicambre qui fuit et le ramènent au combat ; les autres, comme des Bacchantes enivrées, déchirent leurs époux et leurs pères ; plusieurs étouffent leurs enfants et les jettent sous les pieds des hommes et des chevaux ; plusieurs, se passant au cou un lacet fatal, s’attachent aux cornes des bœufs et s’étranglent en se faisant tramer misérablement. Une d’entre elles s’écrie du milieu de ses compagnes : « Romains, tous vos présents n’ont point été funestes ! Si vous nous avez apporté le fer qui enchaîne, vous nous avez donné le fer qui délivre ! » Et elle se frappe d’un poignard.

« C’en étoit fait des peuples de Pharamond, si le ciel, qui leur garde peut-être de grandes destinées, n’eût sauvé le reste de leurs guerriers. Un vent impétueux se lève entre le nord et le couchant ; les flots s’avancent sur les grèves ; on voit venir, écumante et limoneuse, une de ces marées de l’équinoxe qui dans ces climats semblent jeter