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Sicarabres, tous frappés par devant et couchés sur le dos, conservoient dans la mort un air si farouche, que le plus intrépide osoit à peine les regarder.

« Je ne vous oublierai pas, couple généreux, jeunes Francs que je rencontrai au milieu du champ du carnage ! Ces fidèles amis, plus tendres que prudents, afin d’avoir dans le combat la même destinée, s’étoient attachés ensemble par une chaîne de fer. L’un étoit tombé mort sous la flèche d’un Crétois ; l’autre, atteint d’une blessure cruelle, mais encore vivant, se tenoit à demi soulevé auprès de son frère d’armes. Il lui disoit : « Guerrier, tu dors après les fatigues de la bataille. « Tu n’ouvriras plus les yeux à ma voix, mais la chaîne de notre amitié n’est point rompue ; elle me retient à tes côtés. »

« En achevant ces mots, le jeune Franc s’incline, et meurt sur le corps de son ami. Leurs belles chevelures se mêlent et se confondent comme les flammes ondoyantes d’un double trépied qui s’éteint sur un autel, comme les rayons humides et tremblants de l’étoile des Gémeaux, qui se couche dans la mer. Le trépas ajoute ses chaînes indestructibles aux liens qui unissoient les deux amis.

« Cependant les bras fatigués portent des coups ralentis ; les clameurs deviennent plus déchirantes et plus plaintives. Tantôt une grande partie des blessés, expirant à la fois, laisse régner un affreux silence ; tantôt la voix de la douleur se ranime et monte en longs accents vers le ciel. On voit errer des chevaux sans maîtres, qui bondissent ou s’abattent sur des cadavres ; quelques machines de guerre abandonnées brûlent çà et là comme les torches de ces immenses funérailles.

« La nuit vint couvrir de son obscurité ce théâtre des fureurs humaines. Les Francs, vaincus mais toujours redoutables, se retirèrent dans l’enceinte de leurs chariots. Cette nuit, si nécessaire à notre repos, ne fut pour nous qu’une nuit d’alarmes : à chaque instant nous craignions d’être attaqués. Les barbares jetoient des cris qui ressembloient aux hurlements des bêtes féroces : ils pleuroient les braves qu’ils avoient perdus et se préparoient eux-mêmes à mourir. Nous n’osions ni quitter nos armes, ni allumer des feux. Les soldats romains frémissoient, se cherchoient dans les ténèbres ; ils s’appeloient, ils se demandoient un peu de pain ou d’eau ; ils pansoient leurs blessures avec leurs vêtements déchirés. Les sentinelles se répondoient en se renvoyant de l’une à l’autre le cri des veilles.

Tous les chefs des Crétois avoient été tués. Le sang de Philopœmen paroissant à mes compagnons d’un favorable augure, ils m’avoient nommé leur commandant. En attirant sur moi les efforts de l’ennemi, j’avois eu le bonheur de sauver la légion de Fer d’une entière destruc-