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recouvert d’un dur acier ; arme funeste que le Franc jette en poussant un cri de mort, et qui manque rarement de frapper le but qu’un œil intrépide a marqué.

« Ces barbares, fidèles aux usages des anciens Germains, s’étoient formés en coin, leur ordre accoutumé de bataille. Le formidable triangle, où l’on ne distinguoit qu’une forêt de framées, des peaux de bêtes et des corps demi-nus, s’avançoit avec impétuosité, mais d’un mouvement égal, pour percer la ligne romaine. À la pointe de ce triangle étoient placés des braves qui conservoient une barbe longue et hérissée, et qui portoient au bras un anneau de fer. Ils avoient juré de ne quitter ces marques de servitude qu’après avoir sacrifié un Romain. Chaque chef, dans ce vaste corps, étoit environné des guerriers de sa famille, afin que, plus ferme dans le choc, il remportât la victoire ou mourût avec ses amis. Chaque tribu se rallioit sous un symbole : la plus noble d’entre elles se distinguoit par des abeilles ou trois fers de lance. Le vieux rois des Sicambres, Pharamond, conduisoit l’armée entière, et laissoit une partie du commandement à son petit-fils Mérovée. Les cavaliers francs, en face de la cavalerie romaine, couvroient les deux côtés de leur infanterie : à leurs casques en forme de gueules ouvertes ombragées de deux ailes de vautour, à leurs corselets de fer, à leurs boucliers blancs, on les eût pris pour des fantômes ou pour ces figures bizarres que l’on aperçoit au milieu des nuages pendant une tempête. Clodion, fils de Pharamond et père de Mérovée, brilloit à la tête de ces cavaliers menaçants.

« Sur une grève, derrière cet essaim d’ennemis, on apercevoit leur camp, semblable à un marché de laboureurs et de pêcheurs ; il étoit rempli de femmes et d’enfants, et retranché avec des bateaux de cuir et des chariots attelés de grands bœufs. Non loin de ce camp champêtre, trois sorcières en lambeaux faisoient sortir de jeunes poulains d’un bois sacré, afin de découvrir par leur course à quel parti Tuiston promettoit la victoire. La mer d’un côté, des forêts de l’autre, formoient le cadre de ce grand tableau.

« Le soleil du matin, s’échappant des replis d’un nuage d’or, verse tout à coup sa lumière sur les bois, l’Océan et les armées. La terre paroît embrasée du feu des casques et des lances, les instruments guerriers sonnent l’air antique de Jules César partant pour les Gaules. La rage s’empare de tous les cœurs, les yeux roulent du sang, la main frémit sur l’épée. Les chevaux se cabrent, creusent l’arène, secouent leur crinière, frappent de leur bouche écumante leur poitrine enflammée, ou lèvent vers le ciel leurs naseaux brûlants, pour respirer les sons belliqueux. Les Romains commencent le chant de Probus :