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son maître, elle l’accompagne pendant la vie, elle le suit sur le bûcher funèbre, et descend avec lui au tombeau. Tel étoit le sort qu’avoient jadis les épouses dans les Gaules, tel est aussi celui qu’elles ont encore au rivage de l’Indus.

« Enfin, arrêtée comme un nuage menaçant sur le penchant d’une colline, une légion chrétienne, surnommée la Pudique, formoit derrière l’armée le corps de réserve et la garde de César. Elle remplaçoit auprès de Constance la légion thébaine égorgée par Maximien. Victor[1], illustre guerrier de Marseille, conduisoit au combat les milices de cette religion qui porte aussi noblement la casaque du vétéran que le cilice de l’anachorète.

« Cependant l’œil étoit frappé d’un mouvement universel : on voyoit les signaux du porte-étendard qui plantoit le jalon des lignes, la course impétueuse du cavalier, les ondulations des soldats qui se niveloient sous le cep du centurion. On entendoit de toutes parts les grêles hennissements des coursiers, le cliquetis des chaînes, les sourds roulements des balistes et des catapultes, les pas réguliers de l’infanterie, la voix des chefs qui répétoient l’ordre, le bruit des piques qui s’élevoient et s’abaissoient au commandement des tribuns. Les Romains se formoient en bataille aux éclats de la trompette, de la corne et du lituus ; et nous Cretois, fidèles à la Grèce au milieu de ces peuples barbares, nous prenions nos rangs au son de la lyre.

« Mais tout l’appareil de l’armée romaine ne servoît qu’à rendre l’armée des ennemis plus formidable, par le contraste d’une sauvage simplicité.

« Parés de la dépouille des ours, des veaux marins, des urochs et des sangliers, les Francs se montroient de loin comme un troupeau de bêtes féroces. Une tunique courte et serrée laissoit voir toute la hauteur de leur taille et ne leur cachoit pas le genou. Les yeux de ces barbares ont la couleur d’une mer orageuse ; leur chevelure blonde, ramenée en avant sur leur poitrine et teinte d’une liqueur rouge, est semblable à du sang et à du feu. La plupart ne laissent croître leur barbe qu’au-dessus de la bouche, afin de donner à leurs lèvres plus de ressemblance avec le mufle des dogues et des loups. Les uns chargent leur main droite d’une longue framée, et leur main gauche d’un bouclier qu’ils tournent comme une roue rapide ; d’autres, au lieu de ce bouclier, tiennent une espèce de javelot, nommé angon, où s’enfoncent deux fers recourbés, mais tous ont à la ceinture la redoutable francisque, espèce de hache à deux tranchants, dont le manche est

  1. Le martyr.