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« Après quelques jours de marche, nous entrâmes sur le sol marécageux des Bataves, qui n’est qu’une mince écorce de terre flottant sur un amas d’eau. Le pays, coupé par les bras du Rhin, baigné et souvent inondé par l’Océan, embarrassé par des forêts de pins et de bouleaux, nous présentoit à chaque pas des difficultés insurmontables.

« Épuisé par les travaux de la journée, je n’avois durant la nuit que quelques heures pour reposer mes membres fatigués. Souvent il m’arrivoit, pendant ce court repos, d’oublier ma nouvelle fortune ; et lorsqu’aux premières blancheurs de l’aube les trompettes du camp venoient à sonner l’air de Diane, j’étois étonné d’ouvrir les yeux au milieu des bois. Il y avoit pourtant un charme à ce réveil du guerrier échappé aux périls de la nuit. Je n’ai jamais entendu sans une certaine joie belliqueuse la fanfare du clairon, répétée par l’écho des rochers, et les premiers hennissements des chevaux qui saluoient l’aurore. J’aimois à voir le camp plongé dans le sommeil, les tentes encore fermées d’où sortoient quelques soldats à moitié vêtus, le centurion qui se promenoit devant les faisceaux d’armes en balançant son cep de vigne, la sentinelle immobile qui, pour résister au sommeil, tenoit un doigt levé dans l’attitude du silence, le cavalier qui traversoit le fleuve coloré des feux du matin, le victimaire qui puisoit l’eau du sacrifice, et souvent un berger appuyé sur sa houlette, qui regardoit boire son troupeau.

« Cette vie des camps ne me fit point tourner les yeux avec regret vers les délices de Naples et de Rome, mais elle réveilla en moi une autre espèce de souvenirs. Plusieurs fois, pendant les longues nuits de l’automne, je me suis trouvé seul, placé en sentinelle, comme un simple soldat, aux avant-postes de l’armée. Tandis que je contemplois les feux réguliers des lignes romaines et les feux épars des hordes des Francs, tandis que, l’arc à demi tendu, je prêtois l’oreille au murmure de l’armée ennemie, au bruit de la mer et au cri des oiseaux sauvages qui voloient dans l’obscurité, je réfléchissois sur ma bizarre destinée. Je songeois que j’étois là, combattant pour des barbares, tyrans de la Grèce, contre d’autres barbares dont je n’avois reçu aucune injure. L’amour de la patrie se ranimoit au fond de mon cœur ; l’Arcadie se montroit à moi dans tous ses charmes. Que de fois durant les marches pénibles, sous les pluies et dans les fanges de la Batavie ; que de fois à l’abri des huttes des bergers où nous passions la nuit ; que de fois autour du feu que nous allumions pour nos veilles à la tête du camp ; que de fois, dis-je, avec de jeunes Grecs exilés comme moi, je me suis entretenu de notre cher pays ! Nous racontions les jeux de notre enfance, les aventures de notre jeunesse, les histoires