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vers le ciel cherchait avec attendrissement ce je ne sais quoi inconnu qui prend pitié du pauvre sauvage. »

Ici la voix de René expira de nouveau, et le jeune homme pencha la tête sur sa poitrine. Chactas, étendant les bras dans l’ombre et prenant le bras de son fils, lui cria d’un ton ému : « Mon fils ! mon cher fils ! » À ces accents, le frère d’Amélie, revenant à lui et rougissant de son trouble, pria son père de lui pardonner.

Alors le vieux sauvage : « Mon jeune ami, les mouvements d’un cœur comme le tien ne sauraient être égaux ; modère seulement ce caractère qui t’a déjà fait tant de mal. Si tu souffres plus qu’un autre des choses de la vie, il ne faut pas t’en étonner : une grande âme doit contenir plus de douleurs qu’une petite. Continue ton récit. Tu nous as fait parcourir une partie de l’Europe, fais nous connaître ta patrie. Tu sais que j’ai vu la France et quels liens m’y ont attaché ; j’aimerai à entendre parler de ce grand chef[1] qui n’est plus et dont j’ai visité la superbe cabane. Mon enfant, je ne vis plus que par la mémoire. Un vieillard avec ses souvenirs ressemble au chêne décrépit de nos bois : ce chêne ne se décore plus de son propre feuillage, mais il couvre quelquefois sa nudité des plantes étrangères qui ont végété sur ses antiques rameaux. »

Le frère d’Amélie, calmé par ces paroles, reprit ainsi l’histoire de son cœur :

« Hélas, mon père ! je ne pourrai t’entretenir de ce grand siècle dont je n’ai vu que la fin dans mon enfance, et qui n’était plus lorsque je rentrai dans ma patrie. Jamais un changement plus étonnant et plus soudain ne s’est opéré chez un peuple. De la hauteur du génie, du respect pour la religion, de la gravité des mœurs, tout était subitement descendu à la souplesse de l’esprit, à l’impiété, à la corruption.

« C’était donc bien vainement que j’avais espéré retrouver dans mon pays de quoi calmer cette inquiétude, cette ardeur de désir qui me suit partout. L’étude du monde ne m’avait rien appris, et pourtant je n’avais plus la douceur de l’ignorance.

« Ma sœur, par une conduite inexplicable, semblait se plaire à augmenter mon ennui ; elle avait quitté Paris quelques jours avant mon arrivée. Je lui écrivis que je comptais l’aller rejoindre ; elle se hâta de me répondre pour me détourner de ce projet, sous prétexte qu’elle était incertaine du lieu où l’appelleraient ses affaires. Quelles tristes réflexions ne fis-je point alors sur l’amitié, que la présence

  1. Louis XIV.