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« Cependant mon père fut atteint d’une maladie qui le conduisit en peu de jours au tombeau. Il expira dans mes bras. J’appris à connaître la mort sur les lèvres de celui qui m’avait donné la vie. Cette impression fut grande ; elle dure encore. C’est la première fois que l’immortalité de l’âme s’est présentée clairement à mes yeux. Je ne pus croire que ce corps inanimé était en moi l’auteur de la pensée ; je sentis qu’elle me devait venir d’une autre source, et, dans une sainte douleur, qui approchait de la joie, j’espérai me rejoindre un jour à l’esprit de mon père.

« Un autre phénomène me confirma dans cette haute idée. Les traits paternels avaient pris au cercueil quelque chose de sublime. Pourquoi cet étonnant mystère ne serait-il pas l’indice de notre immortalité ? Pourquoi la mort, qui sait tout, n’aurait-elle pas gravé sur le front de sa victime les secrets d’un autre univers ? Pourquoi n’y aurait-il pas dans la tombe quelque grande vision de l’éternité ?

« Amélie, accablée de douleur, était retirée au fond d’une tour, d’où elle entendit retentir, sous les voûtes du château gothique, le chant des prêtres du convoi et les sons de la cloche funèbre.

« J’accompagnai mon père à son dernier asile ; la terre se referma sur sa dépouille ; l’éternité et l’oubli le pressèrent de tout leur poids : le soir même l’indifférent passait sur sa tombe ; hors pour sa fille et pour son fils, c’était déjà comme s’il n’avait jamais été.

« Il fallut quitter le toit paternel, devenu l’héritage de mon frère : je me retirai avec Amélie chez de vieux parents.

« Arrêté à l’entrée des voies trompeuses de la vie, je les considérais l’une après l’autre sans m’y oser engager. Amélie m’entretenait souvent du bonheur de la vie religieuse ; elle me disait que j’étais le seul lien qui la retînt dans le monde, et ses yeux s’attachaient sur moi avec tristesse.

« Le cœur ému par ces conversations pieuses, je portais souvent mes pas vers un monastère voisin de mon nouveau séjour ; un moment même j’eus la tentation d’y cacher ma vie. Heureux ceux qui ont fini leur voyage sans avoir quitté le port, et qui n’ont point, comme moi, traîné d’inutiles jours sur la terre !

« Les Européens, incessamment agités, sont obligés de se bâtir des solitudes. Plus notre cœur est tumultueux et bruyant, plus le calme et le silence nous attirent. Ces hospices de mon pays, ouverts aux malheureux et aux faibles, sont souvent cachés dans des vallons qui portent au cœur le vague sentiment de l’infortune et l’espérance d’un abri ; quelquefois aussi on les découvre sur de hauts sites où l’âme religieuse, comme une plante des montagnes, semble s’élever vers le ciel pour lui offrir ses parfums.